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des bâtimens qui veulent entrer à Rio-Janeiro. Deux navires américains richement chargés, puis deux bâtimens portugais tombèrent dès les premiers jours entre nos mains. La mer redevint ensuite déserte, et nous errâmes infructueusement dans les mêmes parages jusqu’au 29 juillet. Nous résolûmes alors de nous porter plus au nord, pensant qu’aux approches de la baie de Tous-les-Saints nous trouverions peut-être des chances plus favorables. Nous avions dépassé le seizième degré de latitude, et nous nous trouvions à peu près par le travers de Porto-Seguro, théâtre de mes premières croisières, lorsqu’au point du jour nous découvrîmes huit grands bâtimens au vent à nous et à trois lieues environ de distance. La supériorité de marche que la Mignonne avait sur ses conserves faisait de cette frégate l’éclaireur obligé de la division. Je demandai donc et j’obtins la permission de chasser en avant pour reconnaître l’ennemi. La brise était extrêmement faible, avec des intervalles de calme. Les bâtimens en vue marchaient sur deux colonnes. Je reconnus parfaitement que six d’entre eux avaient deux raies de batteries peintes en jaune. — C’est ainsi qu’on peignait alors les bâtimens de guerre. — Un de ces bâtimens se faisait remarquer par une plus grande hauteur de mâture et une envergure plus considérable. Je crus reconnaître à cet indice un convoi de vaisseaux de la compagnie des Indes escorté par un seul vaisseau de guerre. Je fis immédiatement le signal que nous étions supérieurs en force à l’ennemi. Le commandant de la Séduisante ne partageait pas sans doute mon opinion, puisqu’il répondit à mon signal par celui de ralliement général et absolu. J’obéis à regret à cet ordre. J’avais été très près de l’ennemi et en position de bien apprécier ses forces. Je passai à poupe de la Séduisante, et je hélai au commandant que je maintenais l’expression de mon signal. Je lui proposa d’employer deux de nos frégates à combattre le vaisseau d’escorte, tandis que la troisième se jetterait sur le convoi. Le succès me paraissait certain. Nous comptions alors près de quinze mois de campagne ; il restait à la Séduisante 450 hommes d’équipage, plus de 300 à la Dédaigneuse et à la Mignonne, tous pleins de confiance et animés du meilleur esprit. Mon avis malheureusement ne trouva point de partisans, pas même parmi mes officiers. Moins familiarisés que je ne l’étais avec les dehors des vaisseaux de la compagnie, ils raillèrent gaiement ma confiance. « Si ces bâtimens-là, disaient-ils, sont des navires marchands, ce ne sont que des marchands de boulets. » Conséquence naturelle d’une inégalité de forces acceptée d’avance et pour ainsi dire érigée en système, notre imagination nous montrait partout des flottes anglaises. Il est bien facile aujourd’hui de blâmer avec indignation cette fâcheuse tendance.