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que Pierre de Russie et Frédéric de Prusse qui puissent mériter l’éloge d’un vrai philosophe, parce qu’ils se sont servis de la guerre pour créer un peuple qui n’existait pas avant eux. Depuis deux cents ans que l’Alsace est attachée aux destinées de la France, ce dont elle est loin de se plaindre, elle n’a pu se dépouiller de ses goûts, de ses mœurs et de ses instincts allemands. On y parle aussi peu français que possible, et à la première question que j’adressai à un habitant de Strasbourg, je reçus pour réponse : Ich versteke sie nicht, mein herr (je ne vous comprends pas, monsieur). — Je dus alors avoir recours à ma mémoire, et j’adressai la même question dans la langue du pays. On me répondit : Ich versteke sie nicht, mein herr, sie sprechen zu gut (je ne vous comprends pas, monsieur, vous parlez trop bien). — C’est un préjugé commode et généralement répandu qu’on parle français dans toute l’Europe, et qu’il n’est pas besoin de se charger la mémoire, d’une langue étrangère pour être entendu et voyager sans embarras. J’engage les personnes qui seraient dans cette douce persuasion à faire seulement le voyage de Bade : elles auront bientôt lieu de se convaincre que c’est une illusion de la vanité nationale qu’on ne rapporte pas sous la semelle de ses souliers, selon l’énergique expression de Danton.

Deux souvenirs me sont venus à l’esprit en pénétrant dans Strasbourg, dont le théâtre était fermé, et dont j’eus de la peine à découvrir la cathédrale, enfouie derrière un amas de masures qui en dérobent la vue : le souvenir de Goethe, qui étudiait ici en 1770, et celui de Rouget de l’Isle, qui, dans un moment d’enthousiasme, a trouvé à Strasbourg en 1792 l’hymne de la révolution si connu sous le nom de la Marseillaise. Ce pauvre Castil-Blaze, dont j’aimais la verve méridionale, le savoir et la bonhomie, a eu dans sa vie deux fantaisies que je n’ai jamais pu lui passer : il ne voulait pas que Rouget de l’Isle eût fait la musique de la Marseillaise, ni que Rousseau fût l’auteur de la jolie pastorale du Devin de Village. Ce qu’il a dépensé d’érudition sophistique pour soutenir ces deux propositions est incroyable. Rouget de l’Isle est bien l’auteur de la Marseillaise, mais avec le concours des circonstances et du sentiment national, qui lui mit au cœur une étincelle de génie qu’il n’a pas retrouvée depuis. Ce n’était ni un musicien ni un poète de profession, mais un amateur, un barde militaire qui écrivit sous l’inspiration de la France et donna une forme au sentiment de tous. L’art seul est impuissant pour la création de ces chants populaires qui résument et perpétuent l’élan héroïque d’une nation. Méhul, qui était un bien autre musicien que Rouget de l’Isle, a composé plusieurs hymnes patriotiques, entre autres le Réveil du Peuple,

Veillons au salut de l’empire,
Veillons au maintien de nos droits !

sans pouvoir jamais atteindre à la simplicité de la Marseillaise. Je n’oublierai pas qu’après la révolution de 1848, le ministre de l’instruction publique, M. Carnot, ouvrit un concours pour avoir un chant populaire qui fût digne de l’œuvre que les vainqueurs de février avaient accomplie ! Ils furent servis à souhait, car on n’a jamais entendu parler du résultat de ce concours. C’est que, dans cet ordre de productions, le sentiment est tout, et l’art fort peu