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On ne s’attend pas que je donne ici une description du château de Heidelberg, qui est suffisamment connu, et où je n’ai pas rencontré un seul Français, mais beaucoup d’Anglais et quelques Allemands. Les Français vont à Bade trouver le bruit, les distractions et la musique de Paris ; les Anglais recherchent la nature, qu’ils aiment et dont ils comprennent les mystérieuses beautés. Est-il besoin de plus longs discours pour expliquer le caractère des deux nations qui sont à la tête de la civilisation occidentale ? Telle est aussi, ce me semble, la différence entre les chefs-d’œuvre du génie de Shakspeare, grand, sauvage, tendre, pittoresque, varié et profond comme la nature, comme la race vigoureuse où il s’est produit, et les tragédies politiques de Corneille et de Racine, qui ne sortent pas de l’atrium ni de la place publique. Encore une fois, on a beau faire, les races persistent à travers les modifications des siècles et les progrès de l’esprit. Pour moi, assis dans une embrasure du vieux château de Heidelberg, ayant en face le Neckar, qui coule paisiblement vers Mannheim, et dont la rive droite, parsemée de jolies maisons de plaisance, m’a rappelé les rives de la Brenta, je remplissais ces ruines et cet admirable paysage de souvenirs que j’évoquais, et je le peuplais à ma fantaisie d’êtres aimés, dignes de comprendre cette langue de la nature qu’a si bien parlée Beethoven ! C’est là, en face de cette belle montagne chargée de vignobles, la montagne sainte, Heiligenberg, que j’aurais voulu entendre la symphonie pastorale, l’ouverture du Freyschütz, l’introduction d’Oberon, ou l’Été des Saisons du père et créateur de la musique instrumentale ! Revenant sur mes pas et parcourant les allées ombreuses de l’ancien jardin du château, je vis assis sur un banc solitaire, tout près de la fontaine des Princes, un jeune bomme avec une jeune et jolie Allemande, d’une parfaite élégance de manières et de costume. Sans avoir trop l’air de les observer, je passai devant eux en murmurant tout bas :

Giovinette, che fatte all’ amore,
Non lasciate che passi l’età…


Ils partirent tous deux d’un joyeux éclat de rire, puis le jeune homme me répondît : — Ja, ja, sie haben ganz recht, mein herr ; oui, oui, monsieur, vous avez raison, et nous suivons vos conseils. — Parvenu au bout de l’allée, au moment où j’allais disparaître à leurs yeux, je me retournai en leur criant :

Va bene, va bene in verità !


puisant toujours mes conseils dans le chef-d’œuvre de Mozart.

Je passai la journée du lendemain dans les environs de Heidelberg, chez un dilettante distingué à qui j’étais recommandé, et qui était prévenu de ma visite. Après le dîner, qui a toujours lieu à une heure de l’après-midi, comme si la révolution française n’eût pas fait le tour du monde, on fit de la musique, et je fus particulièrement frappé d’une chanson allemande à quatre parties de Jean Eccard, organiste célèbre du commencement du XVIIe siècle, qui a longtemps vécu à Kœnigsberg, puis à Berlin, où il est mort, je crois. Ce morceau, écrit pour deux voix d’homme et deux voix de femme, était remarquable