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a-t-il surveillé tous ses pas ? Pendant qu’il jouait avec Albin, Elô, Daniel (il les connaissait bien, il me raconte leur histoire, il me parle de ceux qui sont morts et me dit ce que les vivans sont devenus), pendant qu’il jouait avec eux autour des meules de foin, sait-il ce qui se passait du côté du moustoir ? Cette liberté même qu’il a si exactement décrite, cette vie en plein air ne justifie-t-elle pas tous les épisodes de l’idylle[1] ? Je m’arrête ; c’est assez d’avoir indiqué les deux opinions. Boccace explique à sa manière l’amour subit de Dante, âgé de neuf ans, pour la petite Béatrice Portinari, et bien qu’il soit presque contemporain de l’auteur de la Divina Comedia, la plupart des critiques modernes ont dû rectifier sa narration. La Marie de Brizeux n’est pas la Béatrice de Dante ; mais dans sa simplicité, dans sa grâce élégamment rustique, la douce fille du moustoir, avec son corset rouge et ses jupons rayés, a déjà ses admirateurs, j’allais dire ses dévots. Si quelque jour on discutait, au point de vue de la vérité, l’idylle du pont Kerlô, je donne d’avance mes documens et mes notes.

Il fallut quitter cependant cette libre vie d’Arzannô. L’écolier de l’abbé Lenir allait avoir douze ans ; c’était l’heure de commencer des études, non pas plus fécondes peut-être, mais plus régulièrement suivies. Adieu le presbytère, et la lande embaumée, et les rives du Scorf, et les sentiers connus qui conduisent au moustoir ! Adieu les leçons sur Virgile au milieu des foins et des genêts ! Brizeux entra au collège de Vannes en 1816. L’année précédente, lorsque Napoléon, revenu de l’île d’Elbe, avait recommencé la lutte contre l’Europe, les écoliers de Vannes s’étaient armés pour que les Bretons restassent les maîtres chez eux. « Assez de guerres ! criaient des milliers de voix, assez de sang versé pour l’ambition d’un homme ! Nos pères et nos frères sont morts sur tous les champs de bataille ! nous, s’il faut mourir, nous mourrons en Armorique. » Et ils avaient pris les armes contre les soldats de l’empereur. C’était la guerre des chouans, la guerre des géans, comme l’appelait Napoléon, recommencée par d’héroïques écoliers. Pendant trois mois, ils tinrent la campagne, harcelant l’ennemi, l’obligeant à diviser ses forces ; enfin la bataille eut lieu le 10 juin 1815, et ce fut une mêlée terrible où blancs et bleus, enfans d’un même pays, tombèrent sous des balles fratricides. Ces luttes impies, purifiées toutefois par tant d’épisodes héroïques et touchans, ne furent pas inutiles à l’éducation du poète. Un esprit bien fait mûrit vite à ce feu des guerres civiles. En arrivant à Vannes, l’élève du curé d’Arzannô trouvait plus que les souvenirs de ce tragique épisode ; la tradition était vi-

  1. Le correspondant si distingué dont j’ai résumé les notes, et que je me permets de contredire ici, est M. Lenir, naguère chef du personnel à l’administration des domaines, aujourd’hui directeur de l’enregistrement à Quimper.