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dans sa charrette. Ils couraient toujours, quand soudain les voilà au bord de l’Océan. Que faire ? Cornéli se retourne, et d’un geste il pétrifie les païens : ce sont les men-hîr de Carnac. Quant à ses bœufs, il les emmena au paradis. » Lorsque le vieillard a terminé sa plainte, il y a là un étranger qui prend la parole ; c’est un homme instruit, et qui sait par les livres bien des choses effacées de la tradition. Il ose demander au vieillard et à ceux qui l’écoutent comment leurs pères eux-mêmes ont oublié leurs ancêtres. Cette histoire des bœufs de saint Cornéli est manifestement la transformation chrétienne d’une légende bien plus vieille encore, de la légende druidique des grands bœufs blancs de Hu-Cadarn, fils de Dieu, qui sauvèrent le monde, près d’être submergé dans l’abîme. L’étranger ne signale pas cette transformation, qui pourrait affaiblir chez ces cœurs naïfs la croyance aux bœufs de saint Cornéli ; le lien est indiqué seulement, et tandis que les paysans étonnés s’écrient : « Parlez-nous encore, parlez-nous de nos pères ! » on voit la chaîne se renouer des traditions chrétiennes aux traditions celtiques. Le soir, quand les prêtres furent rentrés au presbytère, de longs troupeaux, bœufs, vaches, taureaux, génisses, sous la conduite des pâtres, défilaient dans l’ombre autour de la fontaine de Carnac et devant l’autel de saint Cornéli.

N’est-ce point là un tableau de maître ? La Bretagne d’aujourd’hui, celle du moyen âge et celle des druides, la lutte naïve des prêtres catholiques et des paysans celtes sur le terrain des traditions, cette harmonie des contraires qui recouvre une fidélité obstinée aux instincts primitifs de la race, tout cela n’est-il pas indiqué en quelques traits dans une parfaite mesure ? Lorsque je relis ces curieuses pages, je comprends mieux le rôle si original que les bœufs joueront dans ce tableau de la Bretagne. Le taureau qui venge son frère en éventrant le loup, les bœufs de Kemper qui brisent leurs attaches pendant l’émeute pour aller au secours des conscrits.


Renversant les bouviers, lançant contre les bornes
Gendarmes et soldats enfourchés par leurs cornes,


ces épisodes, et d’autres encore, montrent que saint Cornéli a bien inspiré son poète. Je comprends mieux aussi le caractère des hommes, tant de douceur et de fermeté, tant de patience et de force, l’accord d’une philosophie si vraie et de superstitions si poétiques. J’arrive presque à cette conclusion que Brizeux lui-même, si modeste pourtant, n’a pas craint d’exprimer avec confiance : « Ramené à son principe, ce poème des Bretons pourrait s’appeler Harmonie. »

La première édition des Bretons avait paru en 1845 ; l’année suivante, sur l’initiative de M. Alfred de Vigny et grâce au chaleureux concours de M. Victor Hugo, ce beau poème fut couronné par l’Aca-