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personne de leur connaissance de le leur procurer. Elles passent comme des ombres furtives devant les boutiques des boulevards, entrent d’un pas discret, et, s’adressant au libraire en baissant la voix, comme pour communiquer un mystère, et avec hésitation, comme pour demander le secret : « S’il vous plaît, monsieur, je voudrais le nouveau roman qui fait du bruit. — Quel est le titre du roman, madame? — Je ne sais trop; l’auteur est un monsieur Fey... Fey... — Feydeau; alors c’est Fanny que vous demandez, madame. » Et, après avoir ainsi préservé leur pudeur tout en satisfaisant leur désir, elles sortent aussi discrètement qu’elles sont entrées, en emportant la précieuse denrée qu’elles n’osaient nommer par candeur Ce livre, demandé avec mystère, est lu aussi avec mystère; on le dévore, on en parle peu, excepté dans l’intimité à deux, et entre personnes du même âge. Ce qui est plus curieux encore, c’est que, pour une raison ou pour une autre, le sexe fort et cynique imite quelque chose de cette réserve féminine : je n’ai encore rencontré personne ayant sur ce livre une opinion nette et catégorique. C’est un succès qui, contrairement aux règles habituelles, ne soulève aucune controverse : on hésite à se prononcer, on loue avec tiédeur, on blâme avec indifférence. Les jeunes gens avoueraient, s’ils l’osaient, que le livre les a ennuyés, mais le succès leur impose silence; les hommes faits sourient de la situation invraisemblable dans laquelle le romancier a placé ses personnages, et, ne comprenant pas qu’il a voulu prendre cette situation très au sérieux, disent que le sujet est manqué, parce qu’il pouvait fournir des scènes très comiques, et que l’auteur a préféré prendre le ton larmoyant. Quant aux gens lettrés, ils ont cette fois complètement abdiqué. Ne leur demandez pas si le livre est bon ou mauvais, ils n’en savent rien. On dirait que la confusion morale, le mélange de sentimens faux et vrais qui remplit le roman, a saturé leur cerveau de ses vapeurs et obscurci leur jugement. Timidement, si vous leur demandez une opinion, ils répondront : « Oui, ce n’est point mal, » ou : « Je trouve cela bien grossier. » Ils s’expriment avec modération et hésitation, comme s’ils avaient peur de blesser en vous quelque sentiment moral s’ils louent trop fort, de passer pour des sots s’ils blâment ouvertement. En vérité, je n’ai entendu exprimer une opinion franche et tranchée que par une bonne femme dont l’industrie consiste à mettre en circulation le poison des romans modernes. « On a beaucoup crié contre Madame Bovary. Sans doute Madame Bovary contient des peintures un peu crues, un peu cyniques; mais enfin ce n’est pas un livre immoral, tandis que Fanny, monsieur, Fanny est un livre indécent. » L’opinion de cette innocente Locuste est peut-être un peu sévère, je n’hésite cependant pas à la citer, car elle me semble se rappro-