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est arrivé par hasard de ne pas déjeuner un certain jour, qu’ils ont été trompés par une grisette ou qu’ils ont eu l’imprudence d’épouser une comédienne, ils vous ont dit tout ce qu’ils ont jamais su et tout ce qu’ils sauront jamais. C’est beaucoup sans doute, mais franchement ce n’est pas assez. Jamais, à aucune époque, il n’y a eu moins de puissance de vision que chez nos jeunes dramaturges et romanciers. Non-seulement ils ne comprennent que ce qu’ils voient, et ce qu’ils voient est peu de chose, mais ils n’ont aucun désir de connaître ce qu’ils n’ont jamais vu. Ils n’ont à aucun degré l’insatiable et ardente curiosité de l’artiste et de l’observateur; peut-être aussi est-il juste de dire que cette absence de curiosité s’explique par leur myopie morale. Pour tel dramaturge, le monde est renfermé entre la Bourse et le boulevard Montmartre; pour tel autre, la vie humaine tient tout entière chez les courtisanes. Ce romancier a pris spécialement sous sa protection les bals de la banlieue. Son voisin ne sort pas de l’atelier de ce peintre infortuné que les brocanteurs volent si indignement, et de l’éternelle mansarde de l’éternelle Mme Colibri, qui, si elle est encore de ce monde, doit bien avoir à l’heure présente quarante ans sonnés. C’est le principe de la division du travail appliqué à l’observation morale. Nous proposons une nouvelle application de ce principe : c’est que chaque profession aura ses écrivains, et que chaque fraction de la société se peindra elle-même. Il y a déjà des signes certains que cette révolution est à la veille de s’accomplir. Les hommes de Bourse, gens de grande initiative, ont commencé le mouvement. N’est-ce pas de ce point de l’horizon qu’est venu le drame sentimental de la Fiammina? N’est-ce pas de là encore que nous vient aujourd’hui le roman intime de Fanny? Pour résumer les observations qui précèdent, nous avertissons donc les lecteurs étrangers que nos nouveaux romanciers sont incompétens pour les renseigner sur d’autres parties de la société française que celles dans lesquelles ils ont vécu, que par conséquent l’histoire de Fanny, si elle est vraie, est toute locale, et qu’un Parisien désignerait au besoin les quartiers et les rues où une telle histoire peut se passer.

Mais cependant, me dira-t-on, cette histoire toute locale a été lue partout; elle a eu un succès universel auprès du public français!... Oui, sans doute, et comme c’est ce succès qui nous a décidé à parler du livre, nous tâcherons d’en expliquer les causes véritables. Avez-vous jamais rencontré un certain type de gourmand exclusivement parisien, et tel qu’il ne peut se rencontrer que dans une civilisation faisandée comme celle de notre bonne capitale? C’est l’homme qui, ayant trente sous à dépenser pour son dîner, au lieu de satisfaire son appétit avec une tranche de roatsbeef substantiel,