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corées de tableaux sans grande valeur pour un artiste, mais où Jacques retrouvait toutes ces rêveries que nous envoyons errer sur les vieilles toiles à l’époque où nous possédons dans toute sa plénitude l’incomparable poésie de l’enfance. Un seul domestique le servait, c’était le gardien de cette maison délaissée, l’honnête Magloire, bien connu dans Sainte-Marcelle, où il est venu se marier et chanter au lutrin après avoir porté vaillamment le nom français en Afrique et en Crimée. Mesrour, par instans, adressait la parole à ce brave garçon, qui lui rappelait des temps et des lieux bien loin de lui ; puis il s’abîmait dans le silence. L’heure des repas ne peut jamais être une heure indifférente ; il faut qu’elle soit marquée par ce qu’a de plus intime et de plus profond soit la gaieté, soit la tristesse. Le repas habituel, journalier, est bien souvent, pour nombre d’entre nous, le signal de mille mouvemens invisibles. Quand nous sommes à table au milieu des nôtres, nous sentons quelquefois tout à coup une sorte de joie attendrie et presque solennelle ; quand nous sommes à une table solitaire, les chères ombres viennent s’asseoir en face de nous, et suivent nos mouvemens distraits de leurs longs regards.


II.

Depuis longtemps déjà le repas dont nous avons parlé était fini. La nuit était venue. Jacques se sentit envahi par une de ces tristesses qu’aucune nature ne peut impunément supporter. Cet instinct impérieux qui tout à coup nous pousse hors de la solitude, nous force à rechercher une société vivante, n’importe laquelle, avec autant d’avidité que, sous l’empire de l’effroi et des ténèbres, nous recherchons l’air et le jour, cet instinct s’éveilla en lui. Tout près de Sainte-Marcelle était un petit château, appelé Coudray, qu’habitait M. de Fernelles. M. de Fernelles avait servi dans le même régiment que Mesrour. C’était un vaillant officier, mais qui un jour, dans un accès inattendu de courage civil, prit le parti énergique de se marier. Ge jour-là, il dit adieu aux aventures lointaines pour se consacrer tout entier au nouvel état dans lequel il venait d’entrer. Mme de Fernelles avait de quoi occuper l’esprit le plus fécond et le plus varié. J’ai rarement rencontré plus aimable femme. Elle ressemblait à celle dont chacun de nous a dit : Voilà une personne que je préfère aux plus merveilleuses beautés. Son corps, un peu frêle, était l’enveloppe transparente d’une âme toute remplie à la fois de puissance et de douceur. Elle était singulièrement douée pour tous les arts. J’ai vu d’elle quelques paysages empreints d’une poésie si passionnée que la charmante Mme de S… disait en riant : « Je ne les laisserai point voir à ma fille. » Elle ne s’est jamais brouillée