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le droit de le concevoir et de le révéler. On appelle embellir ou créer cette opération de l’esprit ; ce n’est qu’une demi-erreur, et peut-être un abus de mots. .

Après ce préambule un peu solennel, engagé dans une exposition de principes que je n’avais ni provoquée ni préparée, je continuai, mon ami, raisonnant, divaguant, prenant les faits pour témoignages, invoquant l’exemple de ceux que nous appelons les maîtres, et, comme tu pourras le reconnaître, sans beaucoup d’ordre ni de méthode.

« Ce qui nous a perdus, disais -je aux termes près, c’est la curiosité et le goût des anecdotes. Il y a déjà quelque temps qu’on le répète, et c’est vrai, mais irrémédiable. Autrefois l’homme était tout. Une figure humaine valait un poème. Quand la nature apparaissait derrière l’homme, c’était à l’état d’auréole, et pour remplacer les fonds noirs des portraitistes ou les nimbes d’or des primitifs Italiens. La peinture et la sculpture se donnaient la main, à ce point que la peinture avait l’air d’être soutenue par sa sœur aînée. Toute pleine encore des traces de cette commune origine et de cette éducation commune, elle avait le sens individuel, le relief abstrait et positif de la statuaire. Et telle était, à la plus grande époque de la renaissance italienne, la fraternité de ces deux arts jumeaux que l’homme qui les a réunis et presque confondus dans ses œuvres est demeuré par là le premier artiste du monde, moins parfait que les Grecs et plus complet. Je ne crois pas que le Jugement dernier soit autre chose qu’un immense bas-relief avec le mouvement et la couleur. Le jour où la séparation eut lieu, l’art diminua. Il se transforma le jour où le sujet s’introduisit dans la peinture, il tomba tout à fait le jour à jamais déplorable où le sujet en devint l’intérêt. En d’autres termes, le genre a détruit la grande peinture et dénaturé le paysage même.

« Le sujet date de loin, et le genre aussi. Si l’on voulait sincèrement remonter aux origines, on manquerait peut-être de respect à des noms singulièrement vénérables et que j’aurais peur de prononcer même entre nous. Nous avons toujours eu trop d’esprit en France. Cette disposition a porté malheur à nos grands hommes. On accorderait peut-être plus de génie à l’homme-roi du xviiie siècle, s’il avait été moins spirituel, et l’on remarque peu que le plus grand peintre français du xviie avait lui-même autant de dextérité d’esprit que de bon sens. Le bon sens et l’esprit, la finesse et la logique, voila des qualités gauloises dont les Italiens ne se doutaient pas, ou qu’ils n’ont jamais laissé voir. C’est pourquoi Poussin est moderne ; il l’est malgré lui, malgré ses traditions, malgré son sens exquis de l’antique. Il a beau vivre et mourir à