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ce billet : « Si vous avez besoin de quelque argent pour seconder mes projets, ne craignez pas de m’en avertir. »


IV.

Le dîner du docteur fut servi sur une galerie ouverte qui se trouvait à l’arrière de la maison. Des pilastres de bois supportaient l’étage supérieur, sans gêner la vue, qui s’étendait librement sur le port de Varna. Les convives furent les époux Kelner, Antonia, Spentley, MM. Kuhman, consul d’une république hispano-américaine, et Henry Bacley, agent de la compagnie générale et anonyme pour la prise de Sébastopol.

Ferdinand Kuhman était le plus jeune, le plus actif et le plus entreprenant des consuls établis à Varna. Il était petit, joufflu, portait de longs cheveux blonds et des lunettes d’or. C’était un musicien badois qui s’était transporté en Orient pour y faire le commerce des blés, des maïs, des horloges, des bougies, des conserves alimentaires, etc. Le siège de ses opérations était un petit comptoir près du port; il habitait dans la ville une maison élégante. L’esprit inquiet de Kuhman était plein de projets. Ambitieux et vaniteux, il gémissait intérieurement de son sort et se gonflait comme la grenouille aux yeux des étrangers. Dès son arrivée en Turquie, Kuhman avait fait en sorte d’être revêtu de la dignité consulaire, qui est fort recherchée des négocians européens à cause des précieux privilèges qu’elle leur assure. Les envoyés des cours d’Europe, ceux surtout qui ont appris de longue date à manier les ressorts délicats de l’intrigue ottomane, exercent, ainsi qu’on a pu le voir dans ces dernières années, une influence considérable sur les conseils du sultan. Tout se réduit à des questions de personnes. Si un ambassadeur veut imposer une idée à un ministre en fonction, il perdra sans doute son temps, parce qu’aussitôt un autre ambassadeur voudra imposer au même ministre l’idée contraire, et que l’équilibre résultera de ces efforts divergens. Il faut agir d’une autre façon. Il faut sans délai renverser le ministre qui règne et mettre à sa place un homme qui ait par avance accepté le programme désiré. C’est dans ces substitutions de personnes qu’excellent certains diplomates vieillis aux alentours du sérail[1]. Le pouvoir qu’ont les ambassa-

  1. Qu’il nous suffise de citer un exemple de ces singuliers expédiens diplomatiques. Un ambassadeur voulait se débarrasser d’un grand-vizir en grande faveur auprès du padischah. Le grand-vizir venait d’être malade; il reparaissait pour la première fois devant son maitre. Or l’usage veut, à la cour d’Abdul-Medjid, que, lorsque sa hautesse se lève, les ministres, les hauts fonctionnaires qui l’entourent s’empressent autour d’elle et la soutiennent sous les bras pour aider sa marche. Le vizir s’acquitta de cette fonction avec le zèle qui convenait. Le soir même, des amis officieux, gagnés par l’ambassadeur, vinrent trouver le ministre et lui donner avec un embarras simulé un avis qu’ils disaient fort précieux : « Tout le monde savait qu’il avait eu une pleurésie; mais pendant qu’il gardait le lit, des gens avaient, à tort ou à raison, prévenu le sultan que cette maladie s’était compliquée d’une affection de la peau, et dans cette croyance, Abdul-Medjid ne voyait pas sans quelque crainte sa personne sacrée touchée par les mains de son grand-vizir. » Le haut fonctionnaire mit à profit le perfide avertissement. Pendant les jours qui suivirent, quand il se trouva en présence du padischah, il se tint aussi loin que possible de son maître, et se garda bien de le toucher, alors que d’autres s’empressaient pour le soutenir. Le premier acte de la comédie étant joué, l’ambassadeur fit alors circonvenir l’esprit du padischah. On représenta à sa hautesse que l’orgueil aveuglait le vizir, qui affectait publiquement de refuser à son souverain les marques les plus indispensables de respect. Les sultans sont, à ce qu’il paraît, chatouilleux à cet endroit. On fit si bien que le ministre, pendant qu’il dormait tranquillement dans sa maison de campagne sur la rive du Bosphore, reçut à minuit l’ordre de partir à l’aube du jour pour Bagdad, et de ne jamais reparaître devant son maître.