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mena dans ses voyages. Mon enfance avait été remplie par les pratiques de la religion. Je ne connaissais pas de plus beau spectacle que celui de mon père officiant dans ses riches habits au milieu de la cathédrale pleine de monde, et où chaque fidèle tenait un cierge. Je n’avais pas eu d’autres joies que les processions de la Fête-Dieu et les offices de Pâques. Vivant sans doute de ces souvenirs, je ne ressentis pas pour mon mari la tendresse qu’il attendait de moi. Est-ce ma faute? est-ce la sienne? Mes années de mariage s’écoulèrent rapides et effacées. M. Fortuni mourut honorablement dans la campagne de Géorgie. Je demeurai alors seule sur la terre, mais sans me sentir effrayée de cet isolement. Je m’étais habituée à vivre en moi-même. Mes pensées forment un monde dans lequel je trouve mes jouissances. Je n’ai pas besoin des autres, et je me suffis.

— Egoïsme! froideur!

— Appelez cela comme vous voudrez, reprit-elle, mais je ne suis pas malheureuse ainsi. Voulez-vous que je fasse dépendre ma joie des objets sur lesquels je n’ai aucune action? Vous croyez peut-être que je suis, comme beaucoup de gens, gaie quand le soleil luit et triste quand il pleut. Pas du tout : je suis triste ou gaie à mon gré, par tous les temps.

— Admirable! dit Spentley, qui la regardait, appuyé sur ses deux coudes. Vous êtes un philosophe, mais vous n’êtes pas une femme.

— Pourquoi?

— Parce qu’une femme est faite pour aimer. Qu’elle aime n’importe quoi, un homme, des enfans, des oiseaux, des fleurs, mais qu’elle ne s’aime pas elle-même!

— Non, je ne m’aime pas moi-même. Je vous accorde seulement que je m’estime. Je suis la personne au monde dont l’opinion m’est la plus chère. Aussi rien ne pourra jamais m’empêcher de faire ce qui m’aura semblé convenable, rien ne m’empêchera d’avouer hautement ce que j’aurai fait. Combien la plupart des gens seraient confus, si tout à coup leurs pensées intimes et les motifs secrets de leurs actions prenaient une forme visible aux yeux de tous! Pour moi, mon âme peut s’ouvrir tout entière. Je permets qu’on en lève les voiles et qu’on en visite tous les recoins.

— Je vois, dit William, que vous n’aimerez jamais un homme. C’est une consolation pour moi, que vous repoussez.

— Qui vous dit que je n’aimerai jamais?

William secoua lentement la tête.

— Pour que l’amour soit possible entre deux êtres, reprit gravement Antonia, il faut que l’un domine complètement l’autre. Je ne comprends pas un accord qui n’existe entre deux personnes que