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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/820

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devant les Athéniens en l’honneur d’Athènes, n’avait pas à craindre qu’on ne le crût pas, et de ce côté ne courait nul risque. Il n’a pas peur qu’on lui dise : Mais non, Athènes n’est pas une si grande cité, et les choses qu’elle a faites ne sont pas de si grandes choses que vous prétendez nous le faire croire. Il sait donc bien ce qu’il fait, et ce n’est pas par inadvertance qu’il s’écarte de la règle ordinaire, d’être modeste dans l’exorde. « Je vois que d’ordinaire on s’attache à se concilier les auditeurs et à demander grâce pour ce qu’on va dire, en alléguant qu’on n’a pas eu assez de temps pour se préparer, ou qu’il est trop difficile de trouver des paroles qui égalent la grandeur du sujet. Pour moi, si je ne fais un discours digne de ma réputation, et non pas seulement du temps qu’il a coûté, mais de tout celui que j’ai vécu, je ne veux point d’indulgence, et consens à être un objet de risée et de mépris, car je mériterai tous les affronts, si je m’avise, sans avoir aucun avantage sur les autres, de faire de si magnifiques promesses... » Il a compris que, dans le genre laudatif, il s’agit d’éblouir, et que c’est un moyen d’éblouir que de se vanter. Arrivé à la fin, il corrige de la manière la plus heureuse cette vanterie : «Je ne suis plus, dit-il, dans la même pensée que lorsque j’ai commencé mon discours. Je croyais alors que je pourrais parler d’une manière digne de mon sujet : je vois maintenant que je n’en puis égaler la grandeur, et ce que j’avais dans la pensée m’échappe en grande partie, » de sorte qu’après avoir donné dès l’abord un élan à l’imagination par ses promesses, il l’emporte bien plus loin encore en confessant qu’il ne peut pas les remplir. Il n’y a donc point ici de maladresse, et Isocrate n’est pas un écolier; c’est un maître, un maître consommé dans son art, mais aussi très préoccupé d’en faire montre et aspirant surtout à étonner ses auditeurs.

Il lui est arrivé, dans cette disposition, d’être infidèle au rôle même de moraliste, qui est son honneur, et l’illustre sophiste a mérité quelquefois d’être appelé ainsi dans le sens fâcheux que nous attachons aujourd’hui à ce terme. Je pourrais citer tel passage dans lequel il se contredit ou contredit la vérité manifeste, et malheureusement il ne se montre pas embarrassé pour cela; au contraire, il est plein d’aisance et satisfait de lui-même, car il sent qu’il n’y a que lui qui puisse s’en tirer si bien. Il était tout à l’heure le fils de Socrate et le frère aîné de Platon; il n’est plus que l’élève de Gorgias. Et cependant il n’y a pas deux Isocrates, mais un seul. L’observateur pénétrant, le sage précepteur des peuples, le citoyen touché, et l’artiste minutieux, vaniteux, c’est le même homme. Un même discours fournit au besoin des exemples de sérieuse éloquence et de rhétorique frivole, et Isocrate n’en a pas où ne se retrouvent l’une et l’autre. Cela se concilie dans l’esprit humain, et plus vo-