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— Oui, ma fille, répondit-il, voilà le beau temps venu, et Dieu soit loué, ce n’est pas trop tôt pour nos semailles de printemps; mais tu as pleuré, Thérèse : qu’y a-t-il donc?

— Et quand j’aurais pleuré un peu, monsieur le curé : vous savez bien comme je suis, moi; pour une mouche qui passe, je pleure père et mère, et je ris l’instant d’après. Vous rappelez-vous ce jour où vous me disiez...

— Ta, ta, ta, tu n’étais qu’un enfant alors. Conviens-en, tu as revu Ferréol ?

— Non, monsieur le curé, pas depuis plus de trois mois, et je vous ai raconté tout ce qu’il m’a dit.

— Que s’est-il donc passé alors? Veux-tu que je croie que tu as quelque chose à me cacher? Toi, Thérèse, par exemple!

Thérèse ne se décida qu’avec peine à communiquer son secret à l’abbé Nicod, non qu’elle manquât de confiance en lui; mais, malgré son humble condition, elle était de ces généreuses natures qui n’ont qu’un égoïsme, celui de garder leurs peines pour elles seules et de n’en affliger leurs amis qu’à la dernière extrémité.

— Eh bien ! monsieur le curé, dit-elle à la fin en baissant les yeux, puisque vous voulez à toute force que je parle, voici la chose. J’étais ce matin à étendre notre lessive, quand ma mère est venue vers moi. — Thérèse, m’a-t-elle dit, il faut te décider; ce jeune homme de Cerniébaud est encore venu hier pendant que tu étais à la fruitière; il te veut absolument. Il reviendra ce soir chercher la réponse. Voyons, que lui dirai-je?

— Et qu’as-tu répondu? demanda l’abbé Nicod.

— Ce que j’ai répondu! Vous le devinez bien, monsieur le curé. — Vous ne voulez pas me forcer, n’est-ce pas, mère? Vous êtes trop bonne et vous m’aimez trop; eh bien! si jamais je me marie, ce ne sera qu’avec Ferréol. — Prends-le tout de suite, m’a-t-elle répondu; j’ai changé d’avis; je consens présentement à tout. — Non, mère, lui ai-je dit, non, jamais tant qu’il sera ce qu’il est. Est-ce que je ne sais pas pourquoi vous avez changé d’avis? Vous m’avez vue un peu triste par momens, et une fois ou deux vous m’avez surprise à pleurer. Alors vous vous êtes dit avec votre bon cœur : « Décidément elle l’aime; elle tombera malade un de ces jours, si je la contrarie; il vaut mieux que je dise oui. » Mais moi, mère, croyez-vous que je puisse vous faire cette peine-là? Est-ce que je ne me rappelle pas ce que vous avez répondu à Ferréol, quand il m’a demandée, il y a bientôt deux ans? c Ferréol, mon mari était douanier; les contrebandiers l’ont laissé pour mort au Noirmont, et le lendemain le pauvre cher homme a rendu son âme au bon Dieu. Et je donnerais sa fille à un contrebandier! Plutôt voir entrer son