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La défiance mutuelle des âmes est donc devenue bien grande, puisque l’amour, pour faire brèche dans ces citadelles fermées et pour s’y maintenir en vainqueur, a besoin de tant de stratagèmes? L’abandon, l’aveugle confiance, la certitude spontanée d’un éternel dévouement, tels étaient les signes de l’amour; aujourd’hui le voilà le contraire de lui-même, prudent comme l’expérience, défiant comme un diplomate, prévoyant comme un tuteur honnête. Que s’est-il donc passé dans le monde, pour qu’il faille ainsi farder la nature? En vérité, peu s’en faut que la maison du berger ne me paraisse la retraite de deux voluptueux égoïstes plutôt que la demeure de deux amans sérieux. Oh ! qu’ils ont peu de courage, peu d’élasticité morale, peu de force passionnée ! qu’ils sont peu faits pour affronter les orages, pour lutter contre les vicissitudes de la vie, pour braver la mauvaise fortune! Certes ils ne sont pas possédés par l’amour, tyran des hommes et des dieux, qui dominait l’antique humanité, sincèrement charnelle; mais combien moins encore (cas plus grave) sont-ils dominés par l’amour, fort comme la mort et profond comme le sépulcre, qui devrait caractériser l’humanité moderne, s’il est vrai que la société chrétienne n’ait pas oublié sa Bible et ait conservé les sentimens recommandés par le tout-puissant Jéhovah! M. Michelet a-t-il voulu parler un langage qui pût être entendu même des plus frivoles? Je ne sais. Ce qui est certain, c’est que jamais esprit grave n’a parlé d’un sujet aussi solennel que l’amour légitime et le mariage avec moins de sévérité, et cependant telle est la mollesse de nos cœurs, qu’il n’est pas douteux que le livre paraisse austère à beaucoup de lecteurs. C’est un livre bien fait pour nous tous, et qui portera coup par ses défauts même. Après tout, un médecin peut-il sans ménagemens recommander à un malade affaibli un régime trop fortifiant?

Je n’ai plus qu’un mot à dire pour avoir épuisé la série de mes objections, et ce mot, je voudrais qu’il ne fût entendu que de M. Michelet seul, et qu’il échappât au public. M. Michelet, depuis des années, s’est proclamé l’adversaire décidé du catholicisme; je l’étonnerai donc beaucoup sans doute en lui disant que son livre est, en bien, en mal, essentiellement un livre catholique, qu’il n’a pu être écrit et qu’il ne peut être compris que dans un pays catholique. Ah! ne nous hâtons jamais de maudire et de railler nos adversaires, et surtout ne nous croyons jamais trop convertis! Qui sait l’influence qu’ont encore sur nous à notre insu les doctrines que nous repoussons? Nous nous croyons affranchis d’elles; elles nous dominent, nous inspirent, et même, hélas! pénètrent nos esprits non-seulement de ce qu’elles ont de salutaire, mais de ce qu’elles ont de malfaisant. J’avertis donc à demi-voix M. Michelet.