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toutes les passions de l’âme, l’amour est la seule qui ne souffre pas des atteintes du temps, la seule qui ait des renouvellemens inattendus. Quel est celui qui aime le mieux, du jeune homme au cœur chaud et aveuglé par son désir, ou de l’homme dont le cœur est accessible à la souffrance, et qui a appris auprès de l’être aimé la tendresse et la pitié? Quelle est celle qui aime le mieux, de la jeune fille ignorante et sans volonté, ou de la femme que le mariage a transformée en personne libre, et marquée d’un signe de dignité? Ces métamorphoses de l’amour, habilement et poétiquement décrites, composent l’unité cachée du livre. L’idée est neuve, ingénieuse, bien suivie; mais il s’en faut de beaucoup que nous estimions également toutes les expressions qu’elle revêt. Les deux premières parties du livre n’égalent pas la dernière en éloquence, en charme poétique, ni même en moralité. L’amour des jeunes amans de M. Michelet manque d’entraînement, d’élan et de confiance; l’amour de ses époux manque de fierté et de grandeur. Il y a là trop de calcul, trop de raffinement, trop de passion réfléchie, trop de prudence minutieuse. L’auteur reproche quelque part à l’âme moderne d’aller s’éparpillant, se dispersant à l’infini, de perdre de plus en plus le sentiment de l’intégrité des choses, de la haute harmonie. Le sens profond du mot corruption est dispersion, dit-il encore ailleurs. J’appliquerai ce mot au livre même de M. Michelet. L’amour s’y complaît tellement aux détails, qu’il finit par se disperser et s’éparpiller à l’infini, au lieu de se concentrer. Il se disperse, et en plus d’un sens il se corrompt, car dans les mille et un détails auxquels il se complaît, il y en a plus d’un qui est équivoque ou dangereux.

Je ferai en outre observer à l’auteur que cette abondance de détails, excellente dans une œuvre d’imagination où il faut peindre des individus, est inutile dans un livre philosophique sur l’amour et le mariage. Dans un tel sujet, l’auteur doit s’en tenir aux lois les plus générales, sous peine de tomber dans le particulier, dans l’exceptionnel, et même dans l’hypothèse. Des descriptions trop minutieuses sont parfaitement inutiles, et risquent fort de ne rien apprendre à personne, car les détails varient à l’infini avec chaque ménage, selon les habitudes, le tempérament, l’éducation, les nuances de caractère, les idiosyncrasies des époux. Tout couple humain a évidemment ses délicatesses originales, sa sensibilité propre, ses méthodes de conduite; toute chambre nuptiale a sa température particulière, et le thermomètre de l’amour ne marque pas le même degré dans deux chambres différentes. Ceci une fois dit, nous conviendrons sans difficulté qu’il y a souvent de la vérité et de la profondeur dans les observations même les plus scabreuses