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sical est celui qui exige le plus de connaissances réelles et de délicatesse dans le sentiment de la part du critique qui tient à ne pas donner son impression individuelle pour un jugement délibéré. Les procédés du métier sont très compliqués en musique, et ont une influence considérable sur le mérite et la durée d’une composition qui semble être le produit spontané d’une conception immaculée. Enfin, dans aucune partie de la critique, il n’est aussi nécessaire ni aussi difficile de connaître les origines et les monumens qui ont précédé et préparé les œuvres contemporaines, en sorte que c’est surtout dans l’art musical qu’il convient de dire avec Bacon : Veritas filia temporis, non auctoritatis; ce qui veut dire que la beauté musicale est fille de la tradition plus qu’on est disposé à le croire généralement.

On peut diviser les compositeurs en deux grandes familles, auxquelles se rattachent de près ou de loin tous les maîtres dont l’histoire a conservé le nom. L’une comprend les cinq ou six génies de premier ordre, tels que Sébastien Bach, Haydn, Mozart, Beethoven et Rossini, chez lesquels le fluide musical, si je puis m’exprimer ainsi, est à l’état pur; il fait partie de l’être, il circule comme le sang dans les veines, il rayonne comme la lumière, il s’épanche abondamment et sans efforts sur les moindres objets qui en provoquent le rejaillissement. Ils sont parce qu’ils sont, ils chantent comme ils respirent, et, quels que soient la différence originelle de leur inspiration et le caractère particulier de l’œuvre accomplie, ils ont cela de commun, ces génies prédestinés, que la musique est le verbe de leur âme, leur essence, et que seuls ils peuvent s’écrier avec le psalmiste : Exsurge, gloria mea, exsurge, psalterium et cithara. Dans l’autre famille se rangent les compositeurs dramatiques, tels que Haendel, Gluck, Weber, Spontini, Meyerbeer, et leurs proches, chantres vigoureux des passions humaines, dont ils aiment les complications, mais chez lesquels la musique proprement dite n’est qu’un élément subordonné du génie dramatique. En dehors de la situation contrastée qui excite leur fantaisie, en l’absence des caractères qui posent devant eux et dont ils se plaisent à fixer les linéamens, les génies essentiellement dramatiques dont nous venons de parler perdent une grande partie de leur virtualité musicale, et, comme Antée, leur inspiration s’amoindrit en quittant le sol de la réalité. Il y a sans doute des nuances intermédiaires entre ces deux grandes familles de compositeurs, et je ne prétends pas soutenir que les génies en qui surabonde le fluide musical soient impropres à la peinture des passions : Mozart et Rossini ont largement prouvé le contraire. De même on peut signaler, parmi les compositeurs essentiellement dramatiques, des génies plus ou moins abondans qui touchent, par certaines qualités lyriques, à la famille des musiciens purs, — Weber par exemple. Du reste la nature est si fertile dans ses combinaisons qu’il est toujours téméraire de limiter sa puissance de création.

L’école française tout entière n’a guère produit que des compositeurs dramatiques plus ou moins féconds, parmi lesquels on distingue Méhul, M. Auber, et surtout Hérold, qui, par une inspiration élevée et riche en ses manifestations, se rapproche à la fois de Weber et de Rossini. L’Italie, plus fortement douée que la France, n’a pourtant donné le jour qu’à de mélodieux interprètes des sentimens du cœur, à d’aimables et doux génies qui se sont servis de la parole et d’une fable dramatique comme d’un thème à