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On peut juger de l’émotion de la marquise le jour où l’on apprit à Versailles que dix mille Français avaient succombé dans une affaire qui avait à peine coûté cinq cents hommes à l’ennemi, victoire peu glorieuse à force d’avoir été peu disputée, et dont Frédéric dissimula l’importance par respect pour le grand peuple qu’il voulait vaincre, mais non humilier[1]. Un tel coup atteignait Mme de Pompadour dans les plus vives affections de son cœur et les plus chères illusions de sa vanité, car les femmes ne permettent pas plus au succès qu’à l’opinion de manquer à leurs candidatures ; or la marquise avait inventé M. de Soubise, qu’elle entendait faire maréchal de France, et qui le fut en effet. D’un caractère parfaitement honorable, d’une grande droiture de cœur et d’esprit, le prince de Soubise était propre à toutes les positions, excepté celle qu’il eut le malheur, pour ne pas dire le ridicule, de rechercher. Modeste d’ailleurs et fort sensé, il aurait certainement un peu douté de lui-même si la favorite le lui avait permis, et si, après avoir étudié avec lui la stratégie sur des cartes pointées de sa main, elle ne s’était crue en mesure d’improviser un général comme elle avait improvisé un traité.

À la manière dont la nation et l’armée accueillirent l’événement de Rosbach, on put prévoir que ce désastre ne serait pas le dernier, et que la France, si puissante alors par le mouvement de la pensée, était entrée dans une longue période de décadence politique et militaire. L’opinion trouvait en effet une sorte d’amère jouissance à voir s’accomplir des malheurs qu’elle avait pressentis, et l’admiration à peu près générale pour le roi de Prusse n’était dépassée que par le mépris professé pour la cour et pour les généraux investis de sa confiance. Commençant à douter de la royauté depuis qu’il avait cessé d’estimer son roi, le pays prêtait d’ailleurs une oreille trop complaisante aux spéculations des philosophes pour s’inquiéter beaucoup de malheurs qu’il cherchait à transformer en leçons et presque en menaces.

À mesure que les sinistres événemens se succédaient, l’armée en renvoyait la responsabilité à ses chefs, qui récriminaient à leur tour l’un contre l’autre. Des débats où l’on mettait réciproquement en question jusqu’à la bravoure et à la probité éclatèrent entre les généraux dans le temps même où l’application simultanée de l’ancienne tactique du maréchal de Saxe, de la tactique nouvelle de Frédéric II et du système mixte du comte de Saint-Germain introduisait le désordre dans le commandement et l’hésitation dans

  1. Geschichte des siebenjährigen Krieges, von J. M. von Archenholtz, Berlin 1840, livre II, page 77.