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issue d’une famille parlementaire du Dauphiné. « Très jalousée, très persécutée par sa mère, elle avait été enfouie jusqu’à trente ans au couvent… De ce long souvenir de couvent, elle avait gardé une sévérité implacable. J’ai vu mon père interdit devant elle à plus de cinquante ans ; je pourrais citer des exemples de son système d’éducation qui sembleraient incroyables aux hommes de nos jours : qu’il me suffise de dire que deux fois par semaine elle faisait venir chez elle un garde de ville pour fouetter ses trois enfans. S’ils étaient sans reproche, le châtiment comptait pour les fautes à venir. À trois ans encore, au moindre pleur, elle enfermait mon père dans un tiroir de commode. À dix-huit, elle fit arracher un matin toutes les fleurs qu’il cultivait avec passion… Dans sa visite de noces, ma mère, voyant de loin un tableau du Christ suspendu au mur, demanda quel en était le sujet : « C’est un Dieu, madame, que vous ne connaissez pas, » répondit une voix inflexible ; ma mère se tint pour offensée et n’y retourna plus. Le jour de ma naissance, on me porta chez cette terrible personne ; elle jeta un regard complaisant sur moi, et il lui échappa de dire : Il aura de l’esprit. C’est sur ce frêle et incertain présage que la réconciliation se fit. »

Cette aïeule, « impassible comme un parlement rassemblé, » représentait dans toute sa dureté l’éducation oppressive de la tradition ; mais le XVIIIe siècle revivait dans toute sa douceur philanthropique, dans sa charmante sentimentalité, dans son horreur nerveuse et un peu bizarre pour la cruauté en la frêle personne d’une jeune tante, sœur du père de M. Quinet. Comme le fameux héros de Caleb Williams, comme toutes les âmes exquises qui ont eu à souffrir de la lourde et maussade discipline de maîtres communs et de précepteurs sans tact, elle ne voyait dans la justice qu’une injustice déguisée et une cruauté hypocrite, ce que la justice est en effet trop souvent entre les mains gauches et maladroites de la populace humaine, même honnête. Quoiqu’elle eût reçu une excellente éducation, elle était tout à fait, pour parler le langage du dernier siècle, une fille de la nature, une véritable héroïne de Jean-Jacques et de Bernardin de Saint-Pierre. Elle avait des héroïnes de Jean-Jacques l’excentricité sentimentale et la sensibilité fiévreuse, des héroïnes de Bernardin la faiblesse affectueuse et la physionomie sauvage. « Charmante, belle même dans sa jeunesse, grande, svelte, l’air d’une biche effarée, quoiqu’elle eût vu le monde, il n’avait eu aucune prise sur elle. Elle avait tous les instincts de la vie première, l’horreur de tous les jougs, le goût de toutes les révoltes, l’exécration du convenu, l’adoration de la campagne, des landes incultes, des maisonnettes dans les bois (et elle en avait toujours de charmantes), de la liberté des champs, de la solitude des forêts. Elle aimait tous les animaux, principalement les plus laids, parce