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uns les autres et ne se mangeassent entre eux ; une seule hache, gardée au sommet d’un rocher, pour dépecer le biscuit de mer, s’il leur en venait jamais ! » Dans les tristes loisirs de la captivité, le caporal s’était tatoué le bras de dessins surmontés de l’aigle impériale. Comment l’enfant aurait-il pu résister au désir d’avoir aussi un aigle sur le bras ? Il entreprit donc de se faire imprimer dans sa chair vivante, avec le sang de ses veines, ce symbole de l’empereur et de l’empire. Quelle protestation l’enfant faisait ainsi innocemment, et sans y songer, contre les opinions paternelles ! L’opération ne réussit cependant qu’à demi. « Je supportais assez bien les innombrables piqûres d’épingle qu’il me fallut endurer ; mais la lenteur de l’opération, qu’il faut incessamment recommencer, me rebuta. Je n’eus ainsi dans les veines qu’une ébauche d’aigle tatoué, que les années ont même fait entièrement disparaître. » Puis les prisonniers espagnols, parmi lesquels était le général Mina, vinrent lui présenter à leur tour le spectacle de la défaite et de la captivité ; mais le coup terrible, le coup qui imprima à l’imagination de l’enfant cet ébranlement qui devait durer des années, ce fut l’invasion. Cette fois ce n’étaient plus des bruits lointains et d’indirectes images, c’était la guerre elle-même dans toute sa réalité. « Pour la première fois je sentis, je touchai les choses ; je vis les armes, les hommes, les blessures. Tout ce que j’ai vu et entendu à partir de ce moment m’est demeuré gravé dans le moindre détail. » Désormais le nom de l’empereur fut indissolublement associé dans l’esprit de M. Quinet aux idées de France, de patrie et de liberté. Il avoue avec une candeur charmante l’influence que ces terribles spectacles ont eue sur son esprit, il l’avoue avec un léger sourire, d’un ton qui semble dire : Que celui qui m’accusera ose soutenir qu’il eût pensé autrement à ma place ! Vous lirez dans M. Quinet l’ingénieuse apologie qu’il présente de ses opinions d’autrefois, et la demi-rétractation qu’il a cru devoir en faire devant le public. Rien n’est plus mesuré, plus discret, plus digne d’un loyal et sincère esprit. Je me dispenserai de discuter cette apologie, et je laisserai au lecteur le soin de la juger, me contentant de dire qu’on n’immole pas de meilleure grâce et avec plus de respect ses anciennes opinions et ses anciennes admirations.

M. Quinet avoue donc sans détour que pour lui l’idée de liberté s’identifia longtemps avec la personne de l’empereur. Était-ce tout à fait sa faute ? Il avait essayé d’épeler la langue de la liberté, et cette étude lui avait paru insurmontable. Ici encore je laisserai parler M. Quinet, sans ajouter aucun commentaire à ses paroles éloquentes et très propres à faire réfléchir. « Plus tard nous essayâmes de lire ensemble les Considérations sur la Révolution française dès qu’elles parurent. Nous fûmes bientôt forcés d’y renoncer ; à mon extrême confusion, ce livre était pour moi lettre close : non pas que