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ne l’est pas moins. Là où de vastes territoires incultes et déserts appellent le défrichement et la colonisation, ce mode d’installation sommaire a toute raison d’être ; mais dans une ville populeuse comme San-Francisco, où le moindre coin de terre ne se vendait qu’à prix d’or, il devenait un vol manifeste. C’était, comme on peut s’en douter, le moindre souci du squatter ; apercevait-il un emplacement vacant à sa convenance, la nuit lui suffisait pour s’y barricader, de manière à pouvoir repousser le lendemain toutes les tentatives du propriétaire. Ce dernier savait qu’une réclamation auprès des tribunaux eût été dérisoire ; le recours à la force lui restait seul, et décidait souverainement du point de droit. Aussi dans ces luttes chacun tâchait-il de recruter le plus d’auxiliaires possible ; les barricades étaient attaquées à coups de hache, de meurtrières décharges de revolvers s’échangeaient de part et d’autre, et les dépouilles appartenaient au vainqueur. Que l’on ne croie pas que j’exagère en rien ; ces choses étaient journalières à San-Francisco, elles se passaient en pleine rue, au milieu de la ville, et cela non-seulement dans la confusion des premiers mois, mais même alors que la société californienne se prétendait constituée depuis des années. Ajoutons que ce monstrueux abus rencontrait une précieuse complicité dans le vague de la loi américaine, qui autorise formellement le propriétaire d’un terrain à s’y défendre par tous les moyens contre une intrusion quelconque ; le squatter se disait propriétaire, c’en était assez pour écarter de lui toute accusation de meurtre ou de vol à main armée, c’en était même assez pour qu’il fût parfois le premier à évoquer l’affaire devant les tribunaux. Ainsi un négociant de la ville avait loué certains biens municipaux ; lorsqu’il voulut s’y établir, il les trouva envahis par une bande de squatters qui naturellement refusèrent de céder la place, et qui, lorsqu’un détachement de soldats les y eut contraints, poussèrent l’effronterie jusqu’à poursuivre en justice l’officier commandant le détachement[1]. Ailleurs un sous-shérif était venu donner à un squatter notification officielle de la sentence [writ of ejectment) qui le condamnait à vider les lieux ; ce dernier répondit en faisant feu de son revolver sur le représentant de l’autorité.

Frappez, j’ai quatre enfans à nourrir,
  1. On aurait tort de croire qu’aux États-Unis un agent du gouvernement puisse toujours abriter sa responsabilité officielle derrière l’autorité supérieure qui lui a donné des ordres. Lors du bombardement de Greytown, qui faillit, il y a quelques années, troubler la bonne harmonie des cabinets de Londres et de Washington, l’officier qui avait exécuté le bombardement fut attaqué en dommages et intérêts devant les tribunaux de New-York par quelques négocians de Greytown, et incarcéré jusqu’à ce que le président fût intervenu dans ce singulier débat.