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distinction des classes, mais que les princes n’étaient, après tout, que les premiers des gentilshommes, et que la distance qui les séparait de leurs pairs avait son principe non dans l’inégalité des mérites, mais dans les nécessités de la hiérarchie et de l’ordre social.

Le baron de Haltingen, sans être dirigé par aucune arrière-pensée, applaudissait chaleureusement à toutes ces idées, conformes pour la plupart à ses convictions féodales. Aux yeux du baron, le descendant d’un compagnon de Hermann était même supérieur à tel prince allemand dont la noblesse ne remontait qu’au siècle de Witikind. M. de Haltingen parlait d’ailleurs d’un ton assez dégagé des familles qui régnaient dans la plupart des grands états. Il faisait remarquer avec affectation leur origine relativement nouvelle, car, disait-il, les Habsbourg se sont éteints avec Marie-Thérèse, les Romanof avec Elisabeth Pétrovna, les Stuarts ont cessé de régner avec Anne, et ce n’est qu’en 1701 que le margrave de Brandebourg est devenu roi de Prusse. En d’autres circonstances, il est probable que les théories du baron eussent semblé assez insignifiantes à l’héritier de la principauté de *** ; mais lorsqu’il voyait Éléonora paraître à la cour avec la grâce et la majesté d’une reine, quand il s’apercevait que le roi lui-même lui adressait la parole avec une sorte de déférence, que la reine la traitait comme une fille, que tout semblait obéir à ses regards souverains, pouvait-il avoir envie de contester la philosophie féodale de M. de Haltingen ?

Comme tous les amoureux, le jeune prince ne pensait qu’au présent. L’hiver qu’il allait passer à Dresde lui paraissait devoir durer un siècle. Quoique plus prévoyante, Éléonora, il faut l’avouer, s’abandonna quelque temps aux mêmes illusions ; mais ces illusions s’affaiblissaient à mesure qu’elle apprenait à mieux connaître et le prince et sa famille. Adalbert l’aimait réellement. S’il eût été libre de suivre les mouvemens de son cœur, il n’eût pas hésité un moment à sacrifier à son amour toutes les considérations mondaines ; malheureusement il était incapable de défendre contre l’absolutisme paternel aucune de ses idées, aucun de ses sentimens. Il aurait fallu d’ailleurs une volonté singulièrement ferme pour résister au vieux prince Eberhard. Cet homme, d’une énergie vraiment extraordinaire, avait tenu tête à Napoléon lui-même, quand toute l’Europe s’inclinait devant lui. Il avait su faire respecter ses petits états, lorsque des puissances de premier ordre regardaient toute résistance comme impossible. On l’avait vu à Lutzen, à Bautzen, à Leipzig, la « bataille des nations, » combattre en héros contre des soldats qui avaient vaincu le monde. À Leipzig, blessé au bras, les vêtemens déchirés, couvert de poussière et de sang, il avait entonné le chant des hussards de la mort et décidé la victoire par une charge irrésistible. Depuis la