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défaut de la conviction, le sentiment de la reconnaissance ; mais il est des blessures qui ne guérissent pas.

En 1852, plusieurs années après mon départ de Dresde, qu’Éléonora avait quitté en même temps que moi, j’assistais à Pétersbourg à une soirée chez le comte ***, ancien ambassadeur de Russie auprès de la confédération germanique. Le comte, diplomate très spirituel, me racontait avec sa verve ordinaire quelques incidens de son dernier séjour à Francfort. Malgré l’intérêt que je trouvais à son récit, je relevai brusquement la tête en entendant annoncer leurs altesses le prince et la princesse de ***. Adalbert, dont j’avais appris le mariage avec la fille unique du grand-duc ***, avait un air d’ennui et de contrainte qu’il ne se donnait même pas la peine de dissimuler. La princesse, malgré les diamans dont elle était couverte, offrait une attitude plutôt hautaine que vraiment noble. Le prince, après m’avoir parlé avec indifférence de la mort de sa mère, me dit que le vieux Eberhard, cloué dans son fauteuil par la goutte, était devenu inabordable depuis les événemens de 1848, qui l’avaient momentanément chassé de sa capitale. Quoique les médecins augurassent fort mal de sa situation, il avait exigé que le prince héréditaire partît pour Pétersbourg, afin de resserrer les liens qui l’unissaient à l’empereur Nicolas, dont il exaltait perpétuellement la politique. Sans être aussi absolu dans ses idées, Adalbert s’était, disait-il, complètement dégoûté de ses « rêves. » Sa femme était catholique, et il répétait que l’église romaine était la seule dont les dogmes fussent complètement d’accord avec les besoins de l’ordre social.


II

Lorsque j’arrivai au printemps de 1857 dans le pays de Vaud, je n’en vis point d’abord toute la beauté tant de fois célébrée par les poètes et par les voyageurs. En relisant Byron et Jean-Jacques Rousseau, je me disais qu’ils avaient été obligés de recourir, pour le vanter, à des descriptions complètement fantastiques. Byron, dont le style est admirable, est un peintre assez vulgaire des splendeurs de la nature. Il se contente de traits vagues, et ce qu’il dit du lac de Genève s’appliquerait aussi bien au lac des Quatre-Cantons ou au lac de Zurich. Rousseau lui-même semble avoir trouvé le sujet médiocrement poétique, car il s’épuise à décrire le verger imaginaire de Julie, qui serait beaucoup mieux placé dans l’Emmenthal que sur les pentes couvertes de vignes qui s’inclinent vers le Léman. En contemplant ces coteaux hérissés de ceps raides et rougeâtres, je croyais comprendre le motif qui avait obligé l’auteur