Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/617

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cupée presque en entier par une collection de tables où étaient représentés les jeux de hasard de toutes les nations, — monté, faro, roulette, rouge et noir, rondo, vingt et un, lansquenet. — Des femmes jeunes et belles, mais parées avec une élégance équivoque, y distribuaient les cartes ou faisaient tourner la roue de fortune. Dans le fond, l’orchestre, à côté un buffet abondant, et sur les murs des lithographies coloriées qui certes n’eussent pu servir de modèles dans un pensionnat de jeunes filles, complétaient l’ameublement, qui d’abord se distinguait à peine à travers l’épais nuage entretenu par quatre ou cinq cents cigares en pleine activité. Chaque table était entourée d’une quadruple rangée de postulans, et bien qu’à cette date (1854) les fabuleux enjeux des premiers temps eussent disparu en partie, les coups n’en étaient pas moins suivis avec une passion dont l’ardeur se reflétait sur tous les visages.

L’El Dorado, l’Eurêka, correspondaient à peu près à ce que l’on eût pu appeler la bourgeoisie des joueurs, car la primitive égalité de 1849 avait cessé d’exister devant le tapis vert, et au-dessous de ces immenses établissemens se trouvaient les maisons de jeu affectées aux dernières classes de la population, tandis qu’au sommet de l’échelle s’étaient formés de nombreux tripots destinés à l’aristocratie financière de la cité. Dans ces derniers, un introducteur était nécessaire, mais tout s’y pratiquait avec une sorte de libéralité : le buffet était gratuit; salle de journaux, billard, rien ne manquait, et l’un de ces tripots avait même poussé la recherche jusqu’à y joindre l’appendice assez singulier d’un gymnase. Enfin en dehors de cette classification la fantaisie ne perdait pas ses droits. Ainsi je lus un matin l’annonce suivante dans un journal : « Le public est prévenu que depuis une semaine est ouvert chaque soir à huit heures, au premier étage de la maison rue..., n°..., un salon de lansquenet dirigé par Mlle Armande. » J’y fus, et je trouvai effectivement un véritable salon où les séductions un peu colossales de l’El Dorado étaient réduites aux proportions de l’intimité. Mlle Armande, à l’instar malheureusement des neuf dixièmes des croupiers de San-Francisco, était, comme l’indique son nom, une compatriote, et son commerce, ou, pour conserver l’élégant euphémisme adopté par elle, son salon lui rapportait l’un dans l’autre et tous frais payés environ cent cinquante francs par soirée.

Il est assez difficile de traduire en chiffres les désastreux effets d’une passion aussi générale et aussi extrême. Quelques dollars formaient, il est vrai, l’enjeu le plus souvent engagé, mais en même temps il n’était pas une table où l’on ne vît dans la soirée un joueur plus hardi ou plus confiant risquer des coups de dix, quinze ou même vingt mille francs; plus de cent mille francs étaient parfois aventurés sur une carte, et cela en pépites, en petits sacs pleins