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des neiges étend sur ces eaux, qui rivalisaient autrefois avec le saphir, une teinte de plomb plus funèbre que celle des marécages croupissans. De place en, place, des roches les plus escarpées percent le linceul dont elles sont couvertes, et se dressent comme de lugubres sentinelles. D’un ciel grisâtre tombe une lumière avare. On n’entend autour de soi que les cris rauques des goélands et les croassemens répétés des corbeaux, qui volent par bandes sur les bords du lac, et qui semblent se complaire à ce spectacle de mort. J’ai vécu trop longtemps dans les marais glacés de l’Ingrie pour aimer ces pompes mélancoliques de l’hiver qui charment certaines imaginations. Quoique née sur les rives brumeuses du Rhin, Éléonora chérissait, comme moi, l’éclat du jour. Elle aurait dit volontiers avec le grand Goethe mourant : « Plus de lumière ! plus de lumière ! »

Ces débuts de la mauvaise saison exercèrent une funeste influence sur une organisation déjà très maladive. Chaque jour, l’œil de Mlle de Haltingen semblait s’enfoncer dans son orbite. Ses belles mains devenaient transparentes, son visage pâle et amaigri brillait par momens des couleurs de la fièvre, ses nuits n’étaient plus qu’une longue insomnie ; mais son énergie était plus grande que ses souffrances. Comme les vieux héros scandinaves, elle regardait la mort en face. Sa mère, la voyant si résolue, conservait des illusions que l’énergique jeune fille s’efforçait d’entretenir. À mesure que sa maladie faisait des progrès, Éléonora me témoignait une plus grande confiance. Elle revenait volontiers sur le passé, dont elle parlait avec animation, mais sans amertume. Le temps où nous avions vécu à Dresde dans une intimité si complète était surtout le sujet favori de nos entretiens. Parfois elle semblait se repentir de n’avoir pas soutenu le prince Adalbert dans une lutte qui intéressait leur commun avenir ; elle me parlait, les larmes aux yeux et avec une voix émue, de sa douceur, de ses généreux instincts, de ses nobles projets. « J’avais, disait-elle, assez d’énergie pour donner à son âme la vigueur qui lui manquait. J’ai poussé trop loin la fierté en refusant de descendre dans l’arène souillée où s’agitaient les honteuses passions qui me le disputaient. Un amour aussi sincère que le mien devait surmonter, ces puériles répugnances. La vie est un champ de bataille, et ce n’est pas savoir aimer que de se refuser aux conditions du combat imposé à tous par la providence de Dieu. » C’est ainsi que cette âme magnanime trouvait encore jusque dans les angoisses de la mort d’ingénieuses raisons pour justifier la faiblesse d’Adalbert. Elle se plaisait à exagérer l’égoïsme impérieux de ses parens, la funeste influence des préjugés d’une détestable éducation. Ces appréciations indulgentes troublaient seules son admirable sérénité.