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ressources, et peut-être aussi se dégrade ensuite, et tombe dans la recherche et la barbarie. A quel signe, dira-t-on, peut-on reconnaître que la musique est parvenue au terme de ses développemens réguliers? Y a-t-il une vérité, une perfection possibles dans un art aussi fugitif et aussi futile? Qui décidera si les innovations qui charment le public sont des beautés admirables ou des extravagances dignes de pitié? Le génie qui s’en va, et qui a épuisé la sève de son inspiration, jugera-t-il l’œuvre de son successeur, qui vient répondre à des aspirations que le premier ne comprend plus? Haydn n’a-t-il pas méconnu la grandeur de Beethoven? Weber n’a-t-il pas raillé l’auteur de la symphonie en ut mineur? Handel n’a-t-il pas dit de Gluck qu’il ne savait pas plus de contre-point que son cuisinier? Où est la vérité au milieu de ces contradictions? Est-ce la critique qui la dégagera, cette vérité que chacun prétend apercevoir dans l’œuvre qui a sa préférence, la critique qui, au nom de prétendus principes, et les yeux fixés sur des modèles usés, a combattu contre Gluck, Beethoven, Spontini, contre Rossini et Meyerbeer, comme elle repousse aujourd’hui M. Richard Wagner et le grand Verdi? Le beau, c’est le plaisir; le vrai et le juste, c’est le succès.

Telle est à peu près la conclusion d’un débat intéressant qui vient d’avoir lieu entre deux dilettanti de haute distinction. L’un, homme politique des plus influens et grave magistrat, a bien voulu consacrer quelques heures de loisir à exprimer l’admiration qu’il professe depuis longtemps pour le génie de Gluck, et surtout pour l’Armide de ce compositeur sublime. Si les raisons dont s’appuie M. Troplong pour affirmer la beauté de certains morceaux de la partition de Gluck ne sont pas toujours d’une parfaite évidence, si les affinités qu’il croit apercevoir entre plusieurs passages de l’Armide et les chefs-d’œuvre de Mozart sont plus que contestables, si enfin le mot qu’il inflige au génie de Shakspeare et au beau talent de Mme de Staël a paru tout aussi étrange que le jugement qu’il a porté ailleurs sur l’immortel Tacite, nous sommes très disposé à convenir cependant que l’Armide de Gluck a trouvé dans M. Troplong un appréciateur judicieux. Un dilettante plus jeune, qui siège au sénat sous la présidence de M. Troplong, M. Le prince Poniatowski, a pris l’alarme sur cette admiration excessive pour un vieux chef-d’œuvre, et d’une plume leste s’est mis à revendiquer pour les générations nouvelles l’honneur de posséder un art plus parfait et plus grandiose que celui qui régnait du temps de Gluck. Avec plus d’entrain et d’esprit que de bonnes raisons, sans définir préalablement ce qu’il entend par le progrès dans les arts, et particulièrement en musique, M. Le prince Poniatowski a signalé légèrement les chefs-d’œuvre de musique dramatique qui se sont accumulés depuis la première représentation de l’Armide de Gluck, le 23 septembre 1777, et de chute en chute a fini par tomber dans les bras de M. Verdi, en proclamant son Trovatore bien plus fort que tous les opéras du grand peintre des passions humaines. A tout péché miséricorde, mais voilà où conduit l’absence d’une critique fondée sur l’idéal : à confondre la langue d’un Stace avec celle de Virgile, à croire que les tragédies de Crébillon, et même celles de Voltaire, sont un progrès sur Britannicus, Phèdre et Athalie, à préférer un Caravage à Michel-Ange! Avons-nous besoin d’ajouter qu’il y a en musique, comme dans les autres arts, des beautés impérissables? que tel motet de Palestrina, tel madrigal de Scarlatti, tels morceaux de Pergolèse,