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bastopol,j amais l’opinion ne ressentit en France les anxiétés qui accompagnaient les guerres du premier empire; la Crimée n’était pour nous qu’une grande Algérie : avantage immense, qui, en préservant nos populations des alternatives extrêmes de confiance et de découragement, a permis de déployer avec calme nos ressources nationales.

Ainsi la France allait assister sans alarme à cette querelle lointaine, et l’Europe se trouvait affranchie de la nécessité d’y prendre part. L’Europe depuis 1830 était accoutumée à regarder l’union de la France et de l’Angleterre comme irrésistible; elle avait vu cette union, malgré les engagemens de la sainte-alliance, fonder la nationalité belge et établir en Espagne et en Portugal des institutions libérales. Il n’y avait que péril à se heurter contre cette entente cordiale, devenue plus intime que jamais. On ne voulait pas davantage s’attaquer au colosse russe, devant lequel on était depuis si longtemps accoutumé à trembler. La Prusse, l’Autriche, et à leur suite tous les petits états, se firent donc neutres, avec des sympathies et des vœux qui se portaient d’un côté ou de l’autre, suivant qu’ils écoutaient leurs affections ou leurs intérêts. Disons toutefois que parmi ces neutralités il y en eut une, celle de l’Autriche, qui fut peut-être plus funeste pour l’empire russe que ne l’eussent été des hostilités déclarées. Si en effet l’Autriche, dès le premier jour de la lutte, se fût unie à la France et à l’Angleterre, il eût été possible au tsar de reculer avec l’honneur sauf devant une disproportion de forces aussi évidente, ou, s’il eût persisté dans la guerre, la guerre eût nécessairement eu alors un autre théâtre et peut-être aussi d’autres chances. Mais ceci n’appartient pas à notre sujet.

Avec l’Europe ainsi neutralisée, avec le choix libre de leur champ de bataille, où les alliés allaient-ils porter leurs coups?

Composées de troupes excellentes, de l’élite des forces britanniques et des vieilles bandes formées dans nos longues guerres d’Afrique, commandées par des chefs éprouvés, qui avaient leur confiance, les armées réunies à Varna étaient prêtes à agir au premier signal. Dans la baie se trouvait une flotte capable de les transporter d’un seul coup sur n’importe quel point du littoral ennemi avec une rapidité et une précision mathématiques assurées par l’emploi des navires et des remorqueurs à vapeur. Jamais pareils moyens d’action n’avaient été rassemblés. Quel usage allait-on en faire? On le sut bientôt, au moins dans les camps alliés, et aussi, il faut bien le dire, partout ailleurs qu’en Russie, où l’on avait une sorte de bandeau sur les yeux. L’Autriche occupant les principautés et les bouches du Danube, il devenait clair que les forces alliées n’agiraient que par mer. Ce simple raisonnement eût dû être pour le