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arriver si loin, il lui avait fallu accomplir des prodiges d’économie. Une fois sur le terrain de ses explorations, elle était à peu près à l’aise, car elle vivait à la façon des sauvages, allait à pied, se nourrissait de riz et dormait dans les cases indigènes, où elle recevait une hospitalité à peu près gratuite; mais pour se rendre d’un pays à l’autre, les frais de passage sont considérables, et si l’on songe qu’il ne s’agit de rien moins que d’un tour du monde, on voit que ce chapitre de dépense eût été bien lourd pour un budget aussi modique. Heureusement Mme Pfeiffer s’était créé partout, dans le cours de son premier voyage, des sympathies si vives, sa hardiesse de touriste excitait tant d’intérêt que chacun s’empressait à lui rendre service. Les fonctionnaires et les négocians, les Allemands, ses compatriotes, qui étaient fiers d’elle, les Hollandais, les Anglais, tout le monde enfin s’ingéniait pour faciliter ses excursions, non-seulement en lui faisant accueil et en la recommandant de proche en proche, mais encore en lui épargnant les frais de route sous une forme qui ne pouvait blesser sa délicatesse. Ainsi le plus souvent on lui accordait le passage sur les navires qui devaient la transporter; les compagnies de bateaux à vapeur s’honoraient de patronner cette voyageuse exceptionnelle, et les capitaines étaient heureux de la posséder à leur bord. Pour aller de Java à Sumatra, Mme Pfeiffer s’embarqua sur le vapeur Macassar avec une carte de circulation, aller et retour, qui lui fut très gracieusement accordée. Cette attention ne valait pas moins de 500 roupies, prix ordinaire du double passage, et nous devons, nous aussi, en être reconnaissans, car elle a permis à Mme Pfeiffer de visiter une région tout à fait inconnue et d’étudier les mœurs des peuplades de Sumatra, en particulier des Battaks anthropophages. Cette singulière femme se sentait toujours entraînée par son instinct au plus épais de la sauvagerie !

Après une traversée de cinq jours, pendant lesquels on perdit à peine la terre de vue, le Macassar mouilla devant Padang, chef-lieu des possessions hollandaises à Sumatra. Padang est une ville de vingt-sept mille âmes, qui, sans être jolie, se trouve dans un site pittoresque entre la mer et un lointain rideau de montagnes. Il s’y fait un commerce considérable de riz et de café, et les résidens européens sont assez nombreux; mais bien que Mme Pfeiffer, contrairement à ses habitudes, se croie obligée de reproduire le chiffre des exportations de Sumatra et de sacrifier une page à la statistique, ce n’était point une mission commerciale qu’elle s’était infligée : elle ne se souciait pas davantage des plaisirs européens qu’on lui préparait. Elle avait hâte de se dérober aux politesses de ses hôtes, de fuir les délices de Padang et de pousser droit aux Battaks. Deux missionnaires avaient été, peu d’années auparavant, tués et mangés