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La ballade écrite serait lettre morte, si une autre industrie ne se chargeait de lui donner l’air, le mouvement et la vie : je parle du chanteur des rues. Quelquefois ce dernier s’accompagne lui-même sur le violon. Souvent aussi on se partage les rôles : l’homme joue et la femme chante. Il y a néanmoins un grand nombre de chanteurs solitaires dont le principal bénéfice est de vendre les ballades dont ils viennent de réciter l’air et les paroles. Quoique cet artiste ambulant, si connu dans les faubourgs de Londres, prodigue sa voix à toutes les gloires et à toutes les infortunes passées, il affectionne surtout les sujets de circonstance. Quand l’horizon politique est chargé de nuages et gros d’éventualités, il espère que l’orage descendra pour lui sur le pavé en une pluie de cuivre. Tout ce qui agite les passions populaires rehausse l’importance de ses fonctions. Il y a quelques années, lors de la grande levée de boucliers contre le papisme, le chanteur des rues était devenu tout à coup un personnage. Il avait, il est vrai, de sérieuses luttes à soutenir sur la voie publique avec les Irlandais; il recevait des coups, mais il ramassait çà et là des six-pence, même des shillings, qui tombaient au bruit de ses satires en vers contre le pape et contre le cardinal Wiseman. Pour la première fois il vit des clergymen eux-mêmes tendre la main au pauvre chanteur des rues et se déclarer ses patrons. Cette gloire, cette prospérité, durèrent ce que durent chez un peuple libre les excitations du moment. Le chanteur des rues est philosophe, il avait prévu ces vicissitudes de la fortune, et il en revint à son violon, qu’il n’avait d’ailleurs jamais quitté. Il joua des airs quelconques, attendant toujours un nouveau mouvement de la marée, je veux dire de l’opinion publique. Une autre source de gain fui l’arrivée de Haynau en Angleterre. Cette fois le chanteur des rues s’adressait surtout aux femmes : or les femmes sont ses meilleures pratiques. Il est toujours certain d’une abondante récolte de petite monnaie quand, à l’aide de l’air et des paroles, il réussit à toucher la partie sensible de l’auditoire. Toutes les fêtes et les cérémonies publiques fournissent au street-singer un prétexte pour exercer son talent de vocaliste. J’étais à Londres lors du mariage de la princesse royale, et les échos des rues redisaient en vers grivois, souvent même cyniques, la nouvelle de l’événement. La licence était le caractère saillant des anciennes poésies chantées par les ménestrels : ce caractère ne s’est point effacé chez les modernes troubadours des rues.