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vois chez lui que des facultés qui agissent isolément, des détails indisciplinés qui usurpent une place qui ne leur appartient pas, des conceptions qui se montrent et qui disparaissent, des idées qui se poursuivent capricieusement. M. Barrière est pour ainsi dire un talent en lambeaux, disjecti membra poetœ. Si par hasard il y a une unité dans le talent de M. Barrière, cette unité est toute négative, et peut s’appeler absence de volonté sur lui-même, de contrôle sur ses facultés.

Je ne puis donc présenter ici du talent de M. Barrière que ce que j’en ai pu surprendre, c’est-à-dire des surfaces, ou, pour mieux parler, des aspects. Il en a de très divers et de très inattendus. Par exemple, croiriez-vous qu’il représente dans le théâtre moderne la moralité, et que c’est dans ses pièces seulement que nous avons trouvé quelques idées et quelques sentimens moraux réellement naïfs, qui ne relevassent en rien de cette morale de convention qui a été de tout temps employée au théâtre, mais jamais plus qu’à notre époque? Il n’y a sans doute pas songé, et il s’étonnera peut-être du compliment que je lui fais; cependant je le prie de l’accepter, car je l’assure qu’il l’a mérité. Cette moralité est plus instinctive que réfléchie, mais elle n’en est que plus vive, et quand elle s’exprime sur la scène, ses paroles ont un effet irrésistible. Il n’y a pas à s’y tromper, ce sentiment moral n’est pas joué ou prémédité; il est tout spontané et involontaire; ses expressions sont soudaines, inattendues, dramatiques comme un cri de la chair, comme une explosion de l’âme. M. Barrière a contre le mal, l’injustice et la sottise des sorties, ou pour mieux dire des ruades vigoureuses qui sont tout à fait d’un honnête et naïf esprit. Il ne sait pas, comme M. Dumas fils, regarder nonchalamment, lorgnon dans l’œil et badine en main, les vilains spectacles de son temps : il s’irrite, il invective, il apostrophe, il intervient comme un honnête plébéien dans une bataille des rues. Esprit droit, mais sans finesse et sans élégance, plus robuste que ferme, ses colères ont toutes le cachet des colères plébéiennes, la spontanéité, l’imprudence, la témérité irréfléchie. Il n’engage pas avec ses coquins et ses hypocrites ces duels habiles de dandy sur de lui-même, de dandy dont la main ne tremble pas et dont l’œil ne se trouble pas, dans lesquels excelle le jeune auteur du Demi-Monde. Non, il distribue à droite et à gauche de vigoureux coups de poing démocratiques et de sonores soufflets populaires. Avec lui, pas de sous-entendus ni d’impertinences voilées; les vérités qu’il exprime revêtent la forme de l’insulte directe, brutale. Voilà l’originalité véritable de M. Théodore Barrière. Dans ses boutades brusques et inattendues, dans ses colères intempestives, on sent palpiter un cœur humain. Il y a du cynisme, de la dureté dans son