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M. de Laprade, les Idylles héroïques[1]. Voici en quelques mots le singulier raisonnement qu’on y trouve développé, ou plutôt enveloppé dans une forme un peu trop syllogistique. Chaque période historique offre un art-type, sur lequel se règlent les autres arts, et dont ils reproduisent le caractère; — or la musique est l’art de notre temps, et qui dit musique dit poésie ; — donc la poésie, un moment délaissée, doit reprendre sa place dans le concert universel dont elle est le premier virtuose.

Qui dit musique dit poésie. C’est le renversement, on le voit, du vieil adage qui assimilait la poésie à la peinture. Où mènent cependant de tels oublis des limites assignées à chaque domaine de l’art? M. de Laprade est sans doute pénétré plus que personne du noble rôle de la poésie, et ce n’est pas lui qui appliquera imprudemment, nous voulons le croire, les belles théories de sa préface ; mais viennent des disciples trop ardens, et l’on verra bientôt aux ciseleurs, aux coloristes, qui supprimaient l’art de penser, succéder des symphonistes qui supprimeront l’art de parler. Aux objections que leur fera la critique ils pourront répondre : Que voulez-vous ! La musique est l’art populaire, l’art de notre temps. Il faut que nos aspirations, que l’état de notre intelligence et de notre cœur s’expriment dans un langage indéterminé comme le sien. Ce qui nous gêne, c’est la forme exacte et précise de la parole, surtout de la parole française. Désormais, pour être poète, il suffira d’éprouver de vagues sensations et de les interpréter en termes confus ; désormais, avec une pensée indéterminée qui n’aura aucune prise directe sur la raison, il suffira de faire vibrer une corde quelconque de la sensibilité. Nous ignorons de quelle façon nous pourrons traduire ainsi les passions du cœur humain, et si l’analyse morale se trouvera bien de ce système; mais nous nous prendrons aux objets physiques, et nous essaierons, si faire se peut, de leur imposer une signification spirituelle. En ceci, le paysage peut nous servir à souhait : comme la musique, il n’a pour l’âme qu’une signification vague et indirecte ; le paysage est une symphonie. Nous aurons un orchestre poétique, comme nous avons un orchestre instrumental. Chacun des objets qui restent ordinairement dans les ombres du cadre sera chargé de quelques lignes de récitatif, et cet accompagnement complétera et développera d’une manière suffisante une idée que le vulgaire ne comprendra pas, que les initiés seuls seront admis à deviner!

Avec les meilleures intentions, avec un talent digne de toute sympathie, M. de Laprade se méprend sur le rôle de la poésie, et il arrive à faire d’elle ce que M. Michelet a fait de la femme dans son livre de l’Amour : il l’abaisse en voulant l’exalter. Son erreur est de vouloir la présenter comme une réalité indépendante et personnelle, tandis qu’elle n’est véritablement qu’une abstraction. La poésie est un effet et non une cause, une qualité et non une essence. Aussi, en voulant lui conserver ces limites perdues dans l’idéal que lui ont assignées les transformations successives et aussi les maladroites complaisances de l’esprit critique, l’auteur des Idylles héroïques semble-t-il plaider surtout pour lui-même. La poésie de M. de Laprade est entièrement impersonnelle : elle ne traduit point la nature, comme M. Victor Hugo ; elle n’explique point l’homme, comme Alfred de Musset. Elle s’élève continuelle-

  1. 1 vol. grand in-18, Michel Lévy.