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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/307

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son père ; son orgueil de jeune fille a cruellement souffert, mais elle a trop de fierté pour se plaindre. Soumise à la volonté paternelle, mais non résignée, elle se complaît dans le rôle de victime. Entre le père et la fille, docteur, il y a plus qu’un malentendu ; don Ignacio ne peut faire à son enfant chérie, à sa Mercedès, qu’il aime de toute son âme, le sacrifice de son amour-propre paternel. — doña Mercedès, qui a une grande affection pour l’auteur de ses jours, veut lutter avec lui de silence et de raideur. Non, je vous le jure, sa raison n’est pas égarée ; tout au plus serait-elle ce que nous appelons une loca cuerda, une folle de bon sens ; elle se revêt de sa douleur pour dire à son père, sans sortir du mutisme auquel elle se condamne : « Voilà dans quel état vous m’avez mise ! » — Et son père, au lieu d’y regarder de plus près, au lieu de lui tendre la main et d’interroger son cœur, se laisse tromper lui-même, et répète : « Elle est folle ! » Oh ! non, docteur, doña Mercedès n’a point perdu la tête ; mais elle souffre, et Dieu sait si sa raison résisterait jusqu’au bout à une pareille lutte. Et la pauvre petite Luisa, la voyez-vous entre ces deux souffrances, entre ces deux orgueils, si vous voulez, s’épuisant en vaines caresses, en prévenances inutiles ?

— Oh ! oui, reprit le docteur, je l’ai vue aux pieds de sa sœur, dont elle baisait les mains avec une tendresse inexprimable, la pauvre enfant !

— Eh bien ! continua don Agustin, entre le père et la fille il s’est creusé un abîme qui va s’élargissant toujours, et à force d’y plonger leurs regards, ils ont l’un et l’autre le vertige. doña Mercedès a de l’orgueil, je vous l’ai dit ; cet orgueil n’est au fond que la délicate susceptibilité d’une jeune fille qui ne reconnaît à personne, pas même à un père, le droit de donner du retentissement à son nom. Don Ignacio s’obstine à abriter derrière la dignité paternelle les vivacités de son humeur et l’impétuosité de son caractère. Qui cédera dans ce conflit ? La fille doit-elle se jeter dans les bras de son père, et lui demander pardon du mal qu’il lui a fait ?… Après une résistance prolongée, le père viendra-t-il, les larmes aux yeux, reconnaître qu’il a tort d’exécrer les Godos et prier Mercedès de retourner au bal pour y recommencer avec moi la contredanse interrompue ? Ce serait là une faiblesse impardonnable, et don Ignacio, s’il agissait ainsi, passerait à bon droit pour un vieillard en démence. Combien il eût mieux valu pour don Ignacio et pour doña Mercedès ne pas fuir précipitamment de la capitale, et surtout ne pas venir s’enfermer dans une campagne où ils se trouvent livrés sans distraction, lui à son ressentiment, elle à ses douleurs ! Ils auraient su la suite de cet esclandre, qui a été vite oublié ailleurs, et dont ils gardent l’un et l’autre le trop vif souvenir. Des amis discrets leur