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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/385

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de sa poche sa tabatière et offre une prise à son voisin le baron de Flessen, grand amateur d’objets d’art, qui demande à examiner la boîte. La chose en valait la peine : c’était un cadeau de l’électeur de Saxe Auguste III, un chef-d’œuvre d’orfèvrerie, constellé de pierres précieuses, avec le portrait d’une jeune fille sur le couvercle. Le baron admire et se récrie; tout le monde demande à voir, et la tabatière de voyager. Chemin faisant, elle arrive ainsi jusqu’à Chasot. A la vue de cette miniature, le chevalier se tait et devient pensif; puis, après l’avoir un moment contemplée, il passe la boîte à son voisin et plus ne dit mot. Qui sait quel retour sur lui-même le vieux lion fit à cette heure, quels rêves, quelles espérances, quelles perplexités traversèrent son âme? N’importe, la passion a ses droits sur tous les âges, et, quand elle a sonné la charge, les vieux marchent comme les jeunes; très souvent même, ce sont les vieux qui courent le plus vite. Dès qu’on se fut levé de table, et tandis qu’on prenait le café, Chasot, saisissant Torelli par le bras, l’entraîne à l’écart dans un petit salon, et d’un ton passionnément ému s’informe s’il connaît l’original du portrait peint sur la tabatière. « Si je le connais? répond le peintre; belle question! c’est ma fille. — Votre fille, à vous! mais je ne savais pas que vous fussiez seulement marié. — Ce sont là mes affaires. — Et peut-être bien aussi les miennes, s’il vous plaît. — Que voulez-vous dire? — Qu’il m’a suffi de voir cette figure d’ange pour l’adorer, et que si vous ne consentez à m’avoir pour gendre, je jure de mourir garçon! — A Dieu ne plaise! il n’y aurait donc plus en ce monde de Chasot bataillant pour le roi de Prusse? — Ainsi vous dites oui? — Je ne dis pas non, et c’est tout ce qu’à présent je puis faire, car encore faut-il bien savoir là-dessus le sentiment de la petite. » La conversation en resta là, et les deux amis ne se séparèrent qu’après que Torelli eut promis à Chasot de faire immédiatement venir sa fille et d’écrire à Dresde le soir même à cette intention,

La Saxe entière n’était en ce moment qu’un vaste camp. Depuis le printemps de 1760, les corps d’armée de Frédéric et du maréchal Daun se tenaient en mutuelle observation. Les troupes manœuvraient sur toutes les routes, et le pavé des villes ne cessait d’être ébranlé par les lourds caissons d’artillerie. Voyager à travers de pareils obstacles et sous l’unique sauvegarde d’une vieille parente, ce n’était point, on en conviendra, chose commode pour une personne de l’âge et de la beauté de Mlle Camille Torelli. D’autre part, Chasot regardait sa montre, et sa montre lui disait qu’avec ses quarante-cinq ans il fallait aller vite en besogne, ou ne pas s’en mêler. L’idée lui vint alors de s’adresser directement à son ancien ami le roi de Prusse. Il écrivit donc à Frédéric, et, tout en l’informant de son prochain mariage, le pria d’accorder aide et protection à la jeune fille, et de