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tion de la multitude comme le Moïse, comme le père de la grande famille roumaine, dont tous les membres se donnent pour cette raison le beau nom de frère. Il est vrai qu’à la place d’une nation exterminée il a établi un nouveau peuple[1].

Le merveilleux que présente le type de Trajan, créé par la poésie légendaire, se retrouve aussi dans l’existence du restaurateur de la nationalité roumaine, Radu-Negru (Rodolphe le Noir, 1241-1265), premier domnu (prince, de dominus) de Valachie. Ce prince appartenait à la glorieuse dynastie des Bassaraba, qui s’éteignit vers le milieu du XVIIe siècle. Après d’interminables invasions qui avaient failli anéantir la nationalité roumaine, après que les Wisigoths, les Huns, les Gépides, les Avares, les Magyars, etc., eurent ravagé la fertile vallée du Danube, Radu, qui régnait à Fogaras, fuyant à la fois et la persécution catholique et le fanatisme des hordes de Batou-Khan, passa les Karpathes (1241), et s’établit à Campu-Lungu. On trouve encore dans l’église de cette ville un portrait de Radu. Le voïvode de la t’era romanesca, la tête couverte d’un diadème, est vêtu d’un long habit brodé en or et en argent, avec un pardessus garni d’une sombre fourrure. Son visage, fortement accentué, est très brun, ses moustaches et ses cheveux sont noirs. Le caractère impérieux que lui attribuent les ballades est complètement conforme à cet extérieur sévère. Romulus punissant de mort un frère qui franchit l’enceinte consacrée n’est guère plus impitoyable que le domnu[2] qui donne des instructions pour bâtir le monastère d’Argis :


« Or vous, mes maçons, — mes maîtres maçons, — jour et nuit en hâte — mettez-vous à l’œuvre — afin de bâtir, — d’élever ici — un beau monastère — sans pareil au monde. — Vous aurez richesses — et rangs de boyards, — ou si non ! par Dieu ! — je vous fais murer, — murer tout vivans — dans les fondemens[3] ! »


Elever un monastère sans pareil au monde n’était pas une tâche facile au XIIIe siècle, époque où de splendides abbayes couvraient toute l’Europe ; mais le restaurateur des villes romaines écroulées et des monumens détruits par les Barbares trouva dans l’architecte Manoli un puissant et glorieux auxiliaire. La poésie populaire est ici profondément historique dans son esprit, sinon dans les détails.

  1. Il établit à la place des Daces « des troupes infinies d’hommes ; » infinitas copias hominum (Eutrope, Adrien). Il s’agit donc non de quelques colons, mais d’un peuple entier.
  2. Cette qualification est bien plus nationale que le mot hospodar, qui est la traduction slave.
  3. Ballades et Chants populaires, traduction française (Paris 1855), XIII, le Monastère d’Argis.