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ainsi, deux larmes, deux larmes amères, tombaient des yeux de ce vétéran de la liberté, qui avait honte de servir l’oppresseur de la Grèce. » Ce n’est pas tout. Lorsque Navarin doit être définitivement rendu, Collegno, en sa qualité de commandant du génie, se trouve avoir à remettre la forteresse à un gros Turc qui vient vers lui en l’interpellant par son nom, et qui n’est autre qu’un colonel napolitain, Romei, exilé de 1820 et passé également au service de Méhémet-Ali. « De cette façon, dit Collegno, un major piémontais condamné à mort en 1821 pour amour de la cause italienne avait à remettre à un colonel napolitain, condamné à mort vers la même époque et pour le même motif, une forteresse qu’il venait de défendre contre lui! » D’autres officiers piémontais, condamnés aussi à la suite des événemens de 1821, se trouvaient dans l’armée égyptienne et venaient saluer Collegno; mais celui-ci les recevait froidement et avec cette hauteur qui n’est souvent qu’un signe de supériorité morale, car à ses yeux u des officiers qui étaient ou qui tout au moins s’étaient dits libéraux, et qui servaient contre les Grecs, combattant pour de l’argent contre leurs principes, ne pouvaient plus être considérés comme des amis. » Là est tout l’homme dans son intégrité et sa fierté native.

Un vieux Polonais transformé en Turc, un colonel napolitain, lieutenant d’Ibrahim-Pacha, un major piémontais défendant Navarin, des Français aussi dans les deux camps, que d’événemens supposaient ces étranges rencontres! Combien de choses avaient dû s’accomplir pour que Collegno et Fabvier pussent se retrouver encore une fois dans un jardin de Calamatta ou dans les solitudes de l’Arcadie, s’entretenant de leurs aventures, de la Grèce et de l’Europe! C’est là en effet le propre des temps comme les nôtres d’être merveilleusement favorables à tous ces jeux de la fortune, de les rendre même possibles. Les révolutions publiques ont d’inévitables retentissemens dans la vie privée et produisent mille révolutions particulières, qui se prolongent dans les destinées individuelles en ondulations infinies. Il est des momens où une sorte d’inquiétude ardente, née des grandes commotions, précipite les hommes dans toutes les aventures, partout où est l’inconnu et le danger, qui est souvent l’attrait des cœurs troublés aussi bien que des cœurs virils. Et ce ne sont pas seulement les révolutions générales qui produisent ces mouvemens d’où naît l’imprévu des rencontres et des combinaisons accidentelles; il suffit quelquefois d’une de ces révolutions intimes qui s’accomplissent dans le mystère, d’une crise de l’âme, d’une déception violente; tout se mêle, et le monde continue à marcher. Collegno, je le disais, a un sentiment rare et fin de tous ces contrastes et de tous ces accidens de la vie humaine; il les décrit en philosophe involontaire qui observe et qui passe.