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l’ordre des relations civiles. Il est à peu près impossible de résister à la multitude quand elle sait nettement ce qu’elle veut, et qu’il n’y a plus moyen de lui faire prendre le change sur l’objet de ses désirs. Rarement aussi une aristocratie attaquée lutte jusqu’au point de succomber. Quand la brèche est trop largement ouverte, elle se sauve en se transformant; elle tend la main aux plus influens de ses adversaires : elle fusionne avec la finance, l’industrie, l’éloquence, le savoir et même le savoir-faire. Ainsi surgit une aristocratie de seconde main, dont la tendance est de rattraper dans l’ordre économique autant qu’elle est obligée d’abandonner dans l’ordre politique. Aux avantages résultant de la race succèdent à petit bruit les faveurs fiscales, les monopoles industriels, les arrangemens administratifs, une discipline factice régentant toutes les professions; De personnel qu’il était, le privilège devint impersonnel, en ce sens que tous les gens habiles peuvent prétendre aux profits qu’il assure. En fin de compte, les anciens privilégiés s’amoindrissent quelque peu dans cette évolution; la grosse masse du prolétariat y gagne quelque petite chose. Le plus net du bénéfice reste à cet élément nouveau qu’on a appelé chez les Romains l’ordre équestre, et de nos jours la bourgeoisie, en détournant ce dernier mot de son sens littéral et primitif : classe dont les limites sont incertaines et flottantes, ouverte à tous et cependant peu accessible; démocratie par son besoin d’indépendance et ses habitudes frondeuses, aristocratie par des privilèges dont elle profite sans s’en rendre compte.

On irait bien au-delà de ma pensée, si l’on supposait que, dans cette période sociale où les privilèges économiques succèdent aux privilèges de naissance, il y a toujours artifice et mauvais vouloir de la part de ceux qui provoquent ce changement et qui en profitent. La préméditation est rare en politique. Le trait saillant, le résultat définitif d’une évolution ne se dégage qu’à la longue, et il n’est compris que lorsque les historiens l’ont mis en évidence. Quand un peuple est averti par des convulsions intérieures qu’un ordre ancien va s’écrouler, chacun cherche à se prémunir, chacun tire à soi pour se faire un lit nouveau et assurer le lendemain : cela est dans les instincts de la nature humaine; mais, dans cette espèce de sauve-qui-peut, les classes supérieures ont nécessairement plus de lumières, plus de dextérité pour faire prévaloir leurs intérêts, et il se trouve qu’après la crise beaucoup de mesures disciplinaires, beaucoup d’incidens imprévus ont tourné à leur avantage. En possession du fait, elles ne tardent pas à invoquer le respect protecteur des droits acquis. Le maintien de certains monopoles devient un moyen de gouvernement. Il faut aussi faire la part de l’ignorance.