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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/637

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signé ? Mon frère n’aurait-il pas toujours pu dire : Mais que demande-t-il de plus ? pouvais-je faire davantage pour lui ? est-ce ma faute s’il ne sait pas se tenir où je l’ai porté ? J’aurais ainsi perdu toute la considération que me procure ma conduite simple et modérée sans avoir acquis une puissance plus réelle, et peut-être sans pouvoir échapper au ridicule attaché à tout homme qui montre une grande ambition sans la justifier par ses talens. Si le premier consul avait voulu sincèrement ma fortune personnelle, il aurait saisi l’occasion de la faire lors de la nomination du président de la république italienne. Il est vrai qu’il m’a offert ce poste brillant, et qui flattait réellement tous mes désirs ; mais il voulait en même temps m’y enchaîner, m’y faire jouer le rôle que joue en ce moment M. de Melzi, et moi, qui connais parfaitement mon frère, qui sais tout ce que son joug a de pesant, qui ai toujours préféré une obscure existence à celle d’un mannequin politique, j’ai dû refuser. Je lui ai cependant fait connaître les conditions auxquelles j’eusse accepté… J’exigeais que le Piémont fût réuni à la république italienne, qu’on me laissât la liberté d’en rétablir les principales forteresses, qu’on retirât du territoire de la république les troupes françaises… En obtenant ces conditions, j’étais véritablement le maître. Je dépendais de la France par le cabinet, par les relations politiques, mais je n’en dépendais pas matériellement. Mon frère, dont l’ambition est sans bornes, n’eut garde de consentir à ces conditions, et il se fit nommer lui-même président. Vous ne le connaissez pas… ; c’est un homme prodigieux, et la profondeur, l’étendue, l’audace de ses vues m’étonnent chaque jour. Croyez qu’il n’est pas encore au terme qu’il se propose d’atteindre. »


Dans la suite de cet entretien, M. Miot, parlant des vastes projets dont l’ambition du premier consul était déjà préoccupée, et qui, disait-il, n’allaient à rien moins qu’à l’empire de l’Europe partagé tout au plus avec la Russie et fondé sur la ruine de l’Autriche et de l’Angleterre, lit l’observation que, pour compléter ce plan, il fallait un enfant, une descendance, et qu’on ne pouvait plus en attendre de Mme Bonaparte. Il suggéra la possibilité d’un divorce, d’un nouveau mariage, et s’attacha à persuader à Joseph que cette combinaison serait dans son intérêt, que dès que le premier consul aurait un enfant, il serait éventuellement son tuteur-né ; que sa position, devenue ainsi simple et naturelle, le préserverait des défiances et des soupçons de son frère, qui n’aurait plus aucun motif de le retenir dans la nullité, qui tout au contraire voudrait sans doute grandir le protecteur, le gardien de son fils, de son héritier. On voit par cette conversation quel chemin les idées avaient parcouru pendant les trois années qui s’étaient écoulées depuis le 18 brumaire. Ce qu’il y a peut-être de plus remarquable dans les étranges révélations faites à M. Miot par Joseph Bonaparte, c’est la répugnance du premier consul à fonder un établissement qui pût subsister indépendamment de sa personne, le calcul singulier qui lui faisait chercher sa sûreté dans la conviction généralement répandue que, lui venant à manquer, la France retomberait infailli-