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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/705

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me disait-elle, et je compte que dès que vous aurez terminé vos études, vous viendrez passer quelque temps près de moi. » Le moment de dire enfin adieu à tous les maîtres et à toutes les leçons approchait rapidement, car j’étais doué d’une facilité merveilleuse et d’une mémoire dont je n’ai jamais rencontré l’égale. Il me suffisait de lire un livre pour le savoir, de regarder un tableau pour le connaître dans chacun de ses détails, d’entendre un raisonnement pour ne l’oublier jamais; mais mon goût dominant m’entraînait vers la musique, et chose curieuse pour un Italien, vers la musique allemande. Beethoven, Hummel, Spohr, me causaient des joies infinies; j’aimais surtout Weber, dont l’harmonie rêveuse et parfois indécise emportait mon âme vers des régions qu’elle aurait toujours voulu habiter. Bien souvent, lorsque Lélio fatigué de sa journée venait s’asseoir chez moi, j’ai passé des soirées entières et quelquefois des nuits à jouer les partitions de ces dieux de la musique. Ma nature se développait inquiète, chercheuse, impressionnable à l’excès, curieuse de connaître et d’approfondir. Mes camarades m’aimaient tout en me redoutant un peu et m’appelaient le visionnaire. Je reçus ce surnom dans une circonstance particulière qui mérite de vous être rapportée, car elle vous fera bien comprendre le genre de douleur dont j’ai tant souffert depuis et dont je souffre encore. Un de mes amis était fort troublé depuis quelques jours sur le sort de sa mère, qui souffrait à Brescia d’une maladie grave. Un matin, en sortant du cours, je m’arrêtai tout à coup, saisi et immobilisé par une vision qui s’empara de mon être entier : je vis, aussi distinctement que je vous vois à cette heure, la mère de mon ami se soulever sur son lit et rendre l’âme en criant le nom de son fils. Je courus à mon camarade : — Ta mère vient de mourir, lui dis-je, et je lui racontai l’impérieuse hallucination qui s’était emparée de moi. On me railla, on réconforta le pauvre garçon, que ma conviction ébranlait, on l’empêcha de partir, et trois jours après une lettre lui annonça que sa mère était morte en prononçant son nom au jour et à l’heure même où je l’avais dit. Cette aventure lit grand bruit; on en parla à Giovanni, qui se contenta de répondre ces paroles que nul ne comprit : — Je le savais; c’est bien simple, il a été doué par le mourant! De ce jour, je remarquai que Giovanni me respectait comme une sorte d’être surnaturel et armé d’une puissance inconnue aux autres hommes.

Cependant mes vingt ans venaient de sonner; mes diplômes reçus mettaient fin à mes études; j’étais homme, et je me préparai à aller rejoindre ma tante à Brindisi. Je fis mes adieux à Lélio, qui partait pour Rome afin de donner la dernière perfection à son talent, déjà remarquable; nous nous promîmes de nous écrire, de nous revoir le plus promptement possible, et nous jurâmes de ne jamais