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et moi je travaille; j’ai entendu dire que le travail et l’amour réunis donnaient toujours le bonheur : ensemble nous ferions donc un homme heureux! » J’étais heureux par moi seul, je vous assure, et je ne désirais ni l’étude, ni même l’amitié pour compléter mon sort.

J’avais organisé ma vie; j’en cachais à tous, et de mon mieux, l’intérêt capital. Les principaux jeunes gens de la ville s’étaient promptement groupés autour de moi; je les recevais une fois par semaine, le mercredi soir. On jouait, on causait, on faisait de la musique, et j’étais arrivé à être assez maître de mes émotions pour ne laisser paraître aucun trouble sur mon visage lorsqu’on parlait d’Annunziata. Je la voyais officiellement chez elle à ses soirées et quelquefois dans le jour, car, à ma prière, ma tante m’avait présenté à Spadicelli, qui m’avait fait cet accueil franc et sincère des Italiens de vieille race; mais ce n’était pas le soleil qui éclairait mon bonheur. Redoutant pour lui les curiosités désœuvrées d’une petite ville, je l’avais confié aux nuits mystérieuses qui le protégeaient de leur ombre et de leur silence.

— Vous devriez travailler, me dit un jour ma tante; la jeunesse s’étiole dans l’oisiveté. Prenez Ovide, et ajoutez un commentaire à son Art d’aimer. C’est là sans doute une besogne qui vous plaira.

— O ma tante, lui dis-je en m’inclinant vers elle et presque à ses genoux, je vous en supplie, ne raillez pas le plus grand sentiment de mon cœur!

— Prends garde, cher fils de mon frère, me répondit-elle en passant la main dans mes cheveux, l’amour est comme le sphinx, il dévore ceux qui l’interrogent.

— Eh bien! qu’il me dévore! m’écriai-je. Je n’en ai pas moins trouvé le mot de son énigme, car je suis heureux.

De ce jour, ma tante ne fit jamais aucune allusion à mon amour pour Annunziata, et ses façons d’être prirent à mon égard quelque chose de maternel que je ne leur connaissais pas encore.

Je vous l’ai dit déjà et je ne saurais trop le répéter, Annunziata était charmante. Sa douceur, sa bonté, sa beauté, lui donnaient une puissance de séduction qui me pénétrait jusqu’au fond du cœur. J’aimais tout en elle, ses caprices d’enfant gâté, ses câlineries coquettes pour son vieux mari, son insouciance, tout enfin, jusqu’à sa gaieté, qui était une sorte de contre-sens avec ma nature portée plus que de raison aux mélancolies excessives. Quoique je fusse plus jeune qu’elle, je l’aimais comme on aime un enfant, avec l’abnégation d’une nourrice et l’indulgence d’une mère. Lorsque le soir, par les claires nuits d’été, nous allions ensemble nous promener sur les bords de l’Adriatique, et que, tout plein d’un grave bonheur, bercé par les bruits rêveurs de la mer, je restais silencieux, en proie à un sentiment si profond qu’il m’en paraissait triste, et