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figurer, en l’exagérant peut-être, un bonheur qu’on n’a pas donné, chasser en vain des images perfides qui reviennent sans cesse, c’est là un supplice horrible : eh bien! ce n’est rien, croyez-moi, en comparaison du malheur que la destinée me réservait. Pourtant je ne prévoyais rien alors: je me plaignais, je pleurais sur moi, et je maudissais le ciel, en regardant toujours et invinciblement ce cœur où dormaient les trois hommes. Le premier était un prêtre; couvert de sa soutane comme d’un linceul, il semblait disparu dans l’ombre; le second avait l’insignifiante beauté de ces jeunes gens médiocres qui savent répéter les bons mots d’autrui, et s’empressent autour des femmes avec des façons d’être dont l’élégance excuse à peine la banalité; le troisième était terrible à voir : huit trous sanglans ouvraient sa poitrine nue, et l’on eût dit que les derniers frémissemens d’une vie violente l’agitaient encore. De celui-là, je ne pouvais détacher mon regard. Par une bizarrerie étrange que je vous livre sans oser l’expliquer, ce double de mon être, cet autre moi-même, ce sosie de Fabio qui vivait dans ce cœur en face de ces morts, gardait son sourire, sa gaieté, son éclat de bonheur pendant que je sentais, moi, mes larmes couler, mon front suer d’épouvante, et mes traits se contracter de douleur. Au fur et à mesure que je contemplais avec une âpre avidité cet homme couvert de sang, je voyais une vie insensible d’abord, puis plus accentuée, revenir en lui. Il ouvrit les yeux, respira longuement, sembla se rendormir, et tout à coup, sous l’intensité de mon regard, se redressa d’un bond, me montrant sa haute stature, son œ.il ferme et son visage animé d’une résolution grave comme la mort. À ce moment, mon être dédoublé, si vivant tout à l’heure, sembla s’évanouir, et ne m’offrit plus qu’une image nuageuse à demi effacée. Annunziata s’agitait. Je regardai son visage; un pli douloureux déformait sa bouche et rapprochait ses sourcils; je compris qu’elle rêvait à cet homme, et, la poussant avec violence : — Mais réveillez-vous donc! lui criai-je.

Elle ouvrit ses yeux, encore effrayés; dans son cœur, l’homme retomba comme foudroyé, et moi-même j’y reparus plus jeune et plus beau que jamais.

— Ah! mon Fabio, me dit-elle, merci; je faisais un rêve affreux! Nulle prudence ne me retint; j’avais perdu la direction de mon âme.

— Va, lui dis-je, je le connais, ton rêve : il a huit balles dans la poitrine; c’est quelque bandit que tu as aimé. Comment les nommes-tu, ceux qui habitent ton souvenir et auxquels tu penses même auprès de moi? Je sais tout, je les ai vus; tais-toi, ne mens pas, le premier est un prêtre !

Les trois hommes se levèrent ensemble dans son cœur et entouré-