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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/722

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pendant qu’elle parlait, j’avais vu les morts de son cœur se redresser et reprendre vie à mesure qu’elle disait leur histoire. Le premier, le prêtre, c’était la séduction dans ce qu’elle a de plus coupable, hélas! et de si commun au milieu de nos villes d’Italie; c’était l’abus de confiance, la trahison du devoir; c’était le berger volant les brebis du troupeau dont il a la garde; c’était un souvenir plein d’amertume et presque de dégoût. Le second, le jeune homme, ç’avait été l’abandon de soi-même, où mènent l’ennui, la solitude, la nonchalance des petites villes : l’idéal qui vit dans le cœur de toutes les jeunes femmes avait entouré ce pauvre homme d’une auréole menteuse; la désillusion ne tarda point à arriver, et avec elle un insurmontable éloignement pour cet être suffisant et nul, sorte de Narcisse infatué, qui n’aimait que lui dans toutes les femmes auxquelles il adressait ses hommages.

— Le dernier, reprit Annunziata, il m’a aimée, et je l’ai aimé; je l’avoue sans honte et sans orgueil, son amour a racheté ma vie, et a mis en moi des sentimens puissans qui font aujourd’hui la force de ma tendresse pour vous, Fabio. Il avait rêvé pour notre patrie la vie honorable des peuples libres, il m’avait associée à ses espérances, et j’eus le courage de le voir partir pour la bataille suprême sans verser une larme et en le bénissant comme le futur libérateur d’une nation entière. Il fut vaincu en face du détroit de Messine. Blessé, emprisonné, gardé à vue dans les prisons de Reggio, il se sauva, je ne sais comment. Pour me revoir, il traversa les Calabres et la Basilicate, vêtu en paysan et chassant devant lui un attelage de bœufs. Il arriva ici un soir, dans quel état, grand Dieu!... Je le vis, et le lendemain je ne sais quel mendiant maudit l’avait trahi, vendu, livré à la police. On le mena au pied des remparts et on le fusilla; il tomba en mêlant mon nom aux dernières prières qu’il récitait, il tomba sur le dos, les yeux au ciel, comme un brave qu’il avait été. Oui, celui-là, je l’ai aimé; oui, de lui, j’ai gardé un souvenir, et je vais te le montrer; jette-le au feu, si tu l’oses!

Elle ouvrit rapidement son prie-Dieu, en tira un coffret de bois noir qu’elle me tendit, et se renversa contre un fauteuil en se voilant le visage. Le coffret contenait une chemise noire de sang et ouverte de huit trous. J’aurais voulu que la terre m’engloutit, tant j’étais honteux. Je fermai le coffre où reposait cette relique sacrée, je le replaçai dans le prie-Dieu, et m’agenouillant devant Annunziata : — Pardonne-moi, lui dis-je en lui baisant les mains.

— Il eût été assez généreux pour te pardonner, pauvre enfant malade, me dit-elle, et je te pardonne en mémoire de lui!

O misère de moi ! à l’instant même où, reconnaissant mes torts, j’en rougissais et m’inclinais devant Annunziata, je sentais la jalousie me déchirer de ses ongles les plus aigus; j’oubliais le prêtre et