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— Tu t’en vas, lui criai-je avec un battement de cœur qui retentit jusque dans ma gorge, car un doute terrible venait de passer en moi.

— Oui, me répondit-il avec tranquillité, je suis un peu souffrant, et je vais me coucher; j’ai aussi à travailler demain, et je veux être de bonne heure à mon atelier. Bonsoir! — Et il sortit.

La lecture recommença; je crus que j’allais mourir; je regardais fixement une lampe placée près de moi, brûlant mes yeux à sa clarté, écoutant le tintement de mes oreilles, n’ayant plus une idée saine dans la tête, et sentant en moi un tel affaissement qu’il me semblait que toutes les molécules de mon être se désagrégeaient. Tout à coup je me levai, je sortis, nul ne le remarqua.

La nuit était sereine, belle et semblable à cette nuit bénie où pour la première fois j’étais monté dans les parfums jusqu’au balcon d’Annunziata. Je courus vers la maison, j’arrivai au jardin; sous l’ombre des arbres je me glissai, m’arrêtant parfois, secoué par les tumultes de mon cœur. Aux fenêtres, nulle lumière; j’entendis des pas qui criaient dans le sable, un homme passa devant moi et tâta le treillage là même où jadis j’avais posé le pied. Je courus à lui; je reconnus Lélio.

— O frère, lui criai-je, que vas-tu faire?

Je le saisis par la main, mais, se retournant vers moi, il me frappa en pleine poitrine avec un ciseau de sculpteur; je jetai un cri pendant qu’il s’élevait à travers le jasmin et qu’en haut du balcon Annunziata lui tendait les bras.

Par un phénomène encore inexpliqué pour moi, je me retrouvai dans mon fauteuil, dans mon salon, au milieu des jeunes gens que j’avais quittés, et qui, à mon cri, s’empressaient autour de moi.

— Qu’avez-vous? qu’est-ce donc ? qu’a-t-il ? pourquoi criez-vous?

— Là-bas, répondis-je, dans le jardin! au cœur, il m’a blessé au cœur, la lame est entrée bien avant, et voilà mon sang qui coule !

Les uns me regardèrent avec étonnement, d’autres se mirent à rire.

— Quelle est cette plaisanterie? me disaient-ils. Quel jardin? quelle blessure ? Vous ne nous avez pas quittés; on lisait à haute voix, vous étiez là, assis où vous êtes, nous vous avons tous vu; vous n’avez pas fait un geste, vous regardiez devant vous; tout à coup vous avez poussé un grand cri, et alors nous vous avons entouré.

— Ah ! m’écriai-je, ils se sont donné le mot pour protéger la trahison! — Et je tombai évanoui.

Quand je revins à moi, Giovanni était à mon chevet, et un médecin s’évertuait à me donner des soins. Il me questionna; je lui répondis que dans la rue un homme m’avait blessé au cœur; il découvrit rapidement ma poitrine, et levant vers moi des yeux surpris :