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rassé que M. Lebrun, et j’ai envie de demander comme lui auquel des deux je dois offrir mes félicitations et sur lequel des deux je dois faire tomber mes critiques. M. Augier, dans la préface des Lionnes pauvres, en reconnaissant la justesse de cette observation, a présenté la spirituelle excuse que voici : « Nous serions bien embarrassés nous-mêmes de lui répondre, tant notre pièce a été écrite dans une parfaite cohabitation d’esprit. Pour être sûrs de ne pas nous tromper, nous ferons comme ces époux qui se disent l’un à l’autre : Ton fils. » Fort bien, mais ces deux époux appartiennent à des sexes différens, et il n’est pas difficile de leur assigner leur part dans l’œuvre commune. L’explication de M. Augier ne me satisfait donc pas, et maintenant je demande lequel est le père et lequel la mère. Est-ce M. Augier qui représente le sexe mâle? est-ce M. Foussier qui représente le sexe femelle? Lequel appellerai-je monsieur, et auquel faudra-t-il dire madame? Si le public est embarrassé, le critique l’est bien davantage. Comment répartir sans injustice la louange ou le blâme? Comment distribuer les couronnes et les réprimandes? Si cette comédie contient quelques beautés, est-ce M. Augier que je dois féliciter? Et quant aux défauts qui la déparent, est-ce à M. Foussier que je dois les attribuer? Il y a dans toute collaboration une sorte d’exploitation de l’homme par l’homme, qui est fatale, inévitable, même entre amis et entre personnes qui s’estiment et se respectent. Involontairement il y en a un qui absorbe l’autre à son profit. C’est à celui qui jouit de la plus grande renommée que le public rapporte invariablement tout l’honneur du succès. La collaboration, loin d’être une gloire pour l’auteur inconnu, est donc une véritable humiliation; son nom obscur ne sert qu’à mieux faire ressortir le nom célèbre de son collaborateur. Jadis, lorsque le dauphin commettait une faute, on fouettait un de ses pages; mais le collaborateur inconnu ne jouit même pas de ce singulier privilège.

Troisième querelle. J’avais cru jusqu’à présent que M. Augier était assez riche de son propre fonds, et qu’il n’avait pas besoin d’emprunter les idées d’autrui. Il paraît que je m’étais trompé : M. Augier emprunte, à des intérêts modérés il est vrai; mais qu’il prenne garde, ces sortes d’imprudences sont terribles, et offrent encore plus de dangers que la collaboration. M. Augier n’ignore pas probablement que, pendant la première représentation de sa nouvelle comédie, tous les spectateurs lettrés se chuchotaient à l’oreille le titre d’un roman contemporain que nos lecteurs n’ont sans doute pas oublié. La donnée d’un Beau Mariage est évidemment tirée du roman de M. Amédée Achard intitulé Maurice de Treuil. Les idées, je le sais bien, appartiennent à tout le monde; mais leurs divers portraits appartiennent aux artistes qui les ont créés. L’idée est le modèle qui pose devant vous : essayez de comprendre et de saisir ce modèle ; mais n’ayez pas recours aux interprétations qui en ont été déjà données. Je ne reproche donc pas à M. Augier d’avoir repris une idée déjà traitée par M. Achard, car cette idée appartient à tout poète ou à tout romancier qui saura s’en emparer ; je lui reproche de n’avoir pas su la transformer de manière à la présenter sous une forme originale. Sans doute M. Achard n’est pas le seul qui ait été à même d’observer les conséquences funestes de ce qu’on appelle un beau mariage, et M. Augier peut les avoir observées aussi bien que lui ; mais si l’œuvre de M. Augier rap-