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pas, et qu’il doit s’estimer trop heureux d’être entré dans une aussi bonne maison. De quoi se plaint-il? et que lui manque-t-il? Il se plaint des frivoles occupations qu’on lui impose, et qui l’empêchent de travailler; mais pense-t-il par hasard qu’il s’est marié pour être libre, comme lorsqu’il était le préparateur du vieux La Palude? Il se plaint des impertinences du monde; mais pensait-il que sa fortune soudaine ne ferait pas d’envieux? Il faut qu’il se fasse pardonner sa fortune. Ces insolences sont sa rançon. Mme Bernier prend parti, instinctivement et sans se rendre compte de l’injustice qu’elle commet, pour tous ceux qui insultent son gendre, tout simplement parce qu’ils sont de son monde. Elle n’admet pas que Pierre se défende et relève les impertinences qu’on lui adresse ; elle n’admet pas davantage qu’il veille sur son honneur. Dans le monde, on va partout disant que M. de Pingoley n’a placé Pierre Chambeau auprès de Mme Bernier que pour mieux cacher ses manœuvres. Les assiduités de M. de Pingoley sont compromettantes pour Mme Bernier. Le susceptible Pierre Chambeau commet par dignité bévue sur bévue. Il déclare à M. de Pingoley qu’il devra cesser ses visites ou épouser Mme Bernier, à laquelle il fait une querelle aussi maladroite que déplacée en présence du susdit Pingoley. Franchement je conçois l’irritation de Mme Bernier devant la dignité emphatique de son gendre. Les scrupules de Pierre sont fort honorables, mais ils ont un double tort, celui de revêtir une forme malséante et celui de s’exprimer devant témoins. M. Chambeau aurait bien pu attendre le départ de M. de Pingoley pour faire ces remontrances offensantes à sa belle-mère ; il y a des choses qu’on ne doit dire que dans l’intimité, et qui demandent pour être dites autant de ménagemens que de fermeté. L’air solennel, la raideur dramatique, l’emphase morale de Pierre sont de trop ici. Je m’étonne que M. Augier ait commis une scène aussi maladroite. Cette scène n’émeut pas, elle choque au contraire, et pendant tout le temps qu’elle dure, l’esprit du spectateur est préoccupé, non de la situation de Pierre, mais de la faute de tact qu’il commet.

M. de Pingoley se révolte de se voir inviter ainsi à cesser ses visites, et considère, non sans raison, cette invitation comme une insulte. Mme Bernier, s’indignant que son gendre prenne plus de souci qu’il ne convient de sa dignité, répond qu’elle pense être la maîtresse chez elle, et qu’elle se croit le droit de recevoir qui bon lui semble. Après la scène qui vient d’avoir lieu, il ne reste plus à Pierre qu’à se retirer, et à sortir de cette maison où, comme on vient de le lui faire entendre clairement, il n’est pas chez lui. Il quitte sa belle-mère et sa femme, toujours comme Maurice de Treuil, en disant à peu près comme lui : « Maintenant, si ma femme a quelque affection pour moi et connaît ses devoirs, elle sait ce qui lui reste à faire. » Ce départ clôt le troisième acte, et met un terme aux emprunts trop peu dissimulés que M. Augier a faits au roman de M. Achard. Jusque-là, la comédie n’offre rien de très caractéristique, et ne se sépare pas d’une manière bien saisissante de la plupart des productions dramatiques que chaque hiver voit éclore. Le dialogue est un peu plus vif que le dialogue habituel des pièces en vogue; les mots heureux sont un peu plus fins, encore en est-il de singulièrement grossiers. L’exposition est longue, lente, un peu pénible, semée de conversations fort spirituelles sans doute, mais par trop prolongées. Le