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donc que le spectacle de cette foule qui, pendant une longue suite d’années, brava les périls pour sa croyance? Devant un pouvoir qui n’est pas avare du sang des hommes, il se trouve souvent des hommes qui ne sont pas avares de leur propre sang, et c’est là un des grands côtés de l’humanité. Je ne voudrais pourtant pas aggraver outre mesure la réprobation infligée aux empereurs chefs du paganisme. Le paganisme ne fit alors que ce que fit plus tard le catholicisme, devenu le maître et soucieux de maintenir l’unité de foi, dont la dissolution prématurée aurait été (la théorie autorise à le déclarer) un grand malheur social. Qui ne frémit cependant du prix quand on voit, tout le long du moyen âge, reluire les bûchers qui consument les hérétiques? La politique impériale, quels que fussent les empereurs, fut hostile à la nouvelle religion; mais la nouvelle religion n’avait pas besoin de leur appui, bravait leur hostilité, et se développait par des influences inaccessibles à leur pouvoir. C’était la société qui décidait, indépendamment de l’état et en dépit de lui, quelle serait sa religion.

Ce fut elle aussi qui décida quelle serait son organisation temporelle. Ni Auguste, ni Trajan, ni même Constantin, déjà plus rapproché de la solution, ne soupçonnèrent ce qui devait arriver de l’autorité impériale. Pourtant Dioclétien avait senti que le faix devenait trop lourd pour un seul, et il partagea l’empire entre quatre empereurs; plus tard, il y en eut régulièrement deux, l’un pour l’Occident, l’autre pour l’Orient; plus tard encore, les rois barbares se substituèrent et achevèrent le démembrement. Tous ces pouvoirs luttèrent tant qu’ils purent pour conserver leur unité; puis ils allèrent s’affaiblissant sans cesse et finirent par ne plus conserver que la suzeraineté, atténuation extrême à laquelle on pût descendre sans rompre les derniers liens qui rattachaient les seigneuries aux chefs issus du grand empire de Charlemagne. Quelque opinion qu’on se fasse sur cette dissolution progressive et cette recomposition parallèle, il est certain qu’il n’y eut d’actif que des conditions dont chacune dépendait de la précédente, mais qui, dans leur totalité, représentaient une force impersonnelle et victorieuse de toutes les influences personnelles. Ce mode de développement mérite toute l’attention de l’historien. La féodalité ne vint pas importée par les Germains, qui ne l’avaient pas chez eux; elle fut préparée par la concentration de la propriété sous l’empire, concentration qui d’ailleurs se fortifiait par la clientèle, usitée chez les Romains, et peut-être par la tradition du dan gaulois. La féodalité ne fut pas le produit d’une série de souverains travaillant à l’établir, comme plus tard une série de souverains travailla à la ruiner et à la supplanter. Les souverains la méconnurent dans son origine et s’efforcèrent de lui résister quand elle apparut; mais ce fut en vain. Là est sa jus-