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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/836

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dont les dramatiques incidens ont été souvent chantés par les poètes épirotes, Ali s’était vu contraint de signer un traité de paix avec les défenseurs de Souli, et renvoyait à regret ses prisonniers, qu’il se repentait de n’avoir pas immolés plus tôt.

Photos conçut à Janina contre le perfide auteur de sa captivité une haine que les circonstances devaient bientôt porter à son comble. Quelques mois plus tard en effet, il fermait les yeux de son père, qui succombait aux suites des blessures reçues dans la dernière bataille. Sous l’influence de cette légitime et implacable animosité, l’élément individuel et domestique devait se mêler de plus en plus à l’élément national dans les tragiques guerres provoquées par le pacha de l’Épire. Deux hommes, Ali et Photos, acharnés à la perte l’un de l’autre, allaient se trouver constamment en présence. Derrière eux, l’antagonisme des deux races faisait apparaître, à côté de l’intérêt émouvant du drame, l’intérêt plus grave de l’histoire.

Au moment de rendre le dernier soupir, Lampros Tsavellas convoqua tous les chefs de tribus dont il était lui-même le capitaine-général ou polémarque. Il leur fit de mâles adieux, et, soulevant par un dernier effort le sabre d’armatole qui était l’insigne de sa charge et dont il s’était si vaillamment servi, il le remit entre les mains de son fils. Ses compagnons d’armes comprirent le geste muet du mourant, et proclamèrent d’un commun accord Photos polémarque de Souli. Une chanson populaire a éloquemment raconté cette mort :


« Lampros a tué cinquante beys, cent agas, mille Turcs; son tour à la fin est arrivé : ses pallikares pleurent autour de lui.

« Revêtez Lampros de ses plus beaux habits; parez-le pour la fête éternelle, et placez sa tête sur un coussin de lauriers verts.

« Lampros a un fils; il lui donne sa carabine et son sabre au fourreau d’argent. — Sois capitaine, lui dit-il.

« Pose-moi debout dans ma tombe, et pratique une ouverture du côté de mon oreille droite, car j’entendrai ainsi la voix de mon mousquet dans la bataille.

« Et je veux que chaque soir, au retour du combat, tu me dises tout bas, en passant, le nom de ceux qui seront tombés sous tes coups, jusqu’à ce que le nom d’Ali réjouisse mon oreille[1]. »


Le valeureux capitaine fut enseveli avec toute la pompe usitée

  1. Le guide avec lequel j’ai fait la plupart de mes excursions en Grèce cherchait à rompre par des chansons la monotonie de nos longues heures de marche. Il affectionnait particulièrement ce chant. Un jour, je m’avisai de lui demander qui était ce Lampros, dont il prononçait si souvent le nom. À cette question, il arrêta brusquement son cheval, me regarda d’un air étonné, et me dit ces seuls mots : « Le fameux Lampros Tsavellas ὁ Λαμπρὸς ὁ ξαϰουστὸς Τσαϐέλλας (ho Lampros ho xakoustos Tsabellas) ! » — Ce ne fut pas sans peine que je le décidai à me dicter lentement cette chanson, car mon ignorance apparente au sujet de Lampros avait vivement offensé sa vanité patriotique.