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expulsèrent de leur territoire Islam Prognio, l’ami des Souliotes. Enfin 30,000 piastres séduisirent le gouverneur du château de Delvino, qui remit au vizir les clés de la forteresse et les six otages de Souli échus au pacha de cette ville. La tempête qui avait un instant menacé de mettre un terme à la fortune du satrape de Janina fut de la sorte apaisée presque aussitôt que formée. Tsavellas, maître pendant quelques jours des destinées de l’Épire, se trouvait une fois encore seul en face d’un ennemi plus irrité que jamais. Cependant ces alternatives de triomphes et de malheurs n’abattirent point le courage des Souliotes, et n’ébranlèrent pas un seul moment la résolution qu’ils avaient prise de vaincre ou de mourir.

Les six otages de Delvino furent transférés à Janina, et quatre d’entre eux immédiatement pendus. Ali conserva la vie aux deux autres. L’un était le frère de Photos Tsavellas, l’autre le fils de Dimos Dracos. Le vizir, sachant qu’une partie de la force des Souliotes résidait dans l’intrépide ardeur et l’infatigable énergie de ces deux chefs, voulait essayer de les vaincre en s’attaquant à leurs affections les plus chères. Inaccessibles aux séductions du pouvoir et des richesses, peut-être Photos et Dimos se décideraient-ils à composer pour sauver, l’un son fils, l’autre son frère. Ali les connaissait mal. Tsavellas et Dracos ne tardèrent pas à savoir ce qui s’était passé à Janina. Leur résolution fut bientôt prise. Ils jurèrent de laisser ignorer à la population de Souli que deux otages vivaient encore, car ils les tenaient d’avance pour morts, étant résolus à n’écouter aucune proposition du pacha. Photos assembla le peuple, et lui fit cette courte allocution : « Six de nos otages, pris à Delvino par l’ennemi, ont été traînés à Janina, pendus et privés de sépulture. Avant de les venger, prions pour eux. » À ces mots, tout le peuple s’agenouilla frémissant d’indignation, et les prêtres entonnèrent en plein air l’office des morts pour ces martyrs de la patrie. Cette imposante et funèbre cérémonie terminée, les Souliotes se relevèrent altérés de vengeance[1].

  1. On trouve dans un recueil de chants héroïques et klephtiques, sans nom d’auteur, imprimé à Athènes, la chanson suivante, qui peint en quelques mots cette scène émouvante. Nous la reproduisons, bien que la traduction ne puisse rendre toute la mâle énergie et la mélodie sauvage du dialecte grec des montagnes. « Un nuage noir couvre Souli et Kiapha; tout le jour il a plu, il a neigé toute la nuit. Un messager arrive; il apporte d’amères, de sombres nouvelles : « Écoutez, enfans de Photos, pallikares de Dracos. Le perfide Delvino nous a trahis, il a livré nos six enfans ; Ali-Pacha en a tué quatre et laissé deux vivans, le fils de Dimos Dracos et le frère de Photos. » À ces paroles, Dimos et Photos éprouvent une grande douleur. Tous deux appellent le protopapas et lui disent: « Chante le psaume des morts pour nos six pallikares, pour les deux comme pour les quatre : ils sont perdus. Le tyran n’a jamais accordé la vie à un Souliote; tout Souliote entre ses mains, nous le tenons pour mort. »