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prêter plus aisément à l’opération chirurgicale qui accompagne presque toujours chacune de ces crises évolutoires. A la vérité, il aurait fallu d’abord qu’Armand Carrel se fût converti au socialisme, dont il avait toujours été assez éloigné. C’est bien aussi ce qu’espère M. Littré, et c’est dans cette pensée qu’il recueille avec le plus grand soin et met religieusement en lumière tous les symptômes qui lui paraissent dénoter dans les articles de son ami les préliminaires d’une conversion. M. Littré s’acquitte de cette tâche dans une série de notes explicatives très judicieusement disposées, pleines d’appréciations fines sur les événemens et modérées sur les personnes, toutes empreintes en un mot de cette honnêteté bienveillante qui reluit dans ses moindres paroles, et au moyen de laquelle il s’est acquis dès longtemps l’estime des gens les plus éloignés de lui donner raison ou de partager ses sentimens.

Entre ces conjectures opposées, nous nous abstiendrons soigneusement de présenter la nôtre. Nous déclarons avec franchise ne savoir en aucune manière ce qu’aurait fait Armand Carrel en 1848, et ne faire même aucun effort pour le découvrir. Notre raison pour ne pas entreprendre cette recherche, ce n’est pas seulement que, dans des crises de cette gravité, le rôle d’un homme, quel qu’il soit, a toujours peu d’importance; c’est surtout qu’Armand Carrel, pendant toute la durée de sa courte existence, nous paraît n’avoir jamais bien su la veille ce qu’il devait être amené à penser le lendemain. La suite de ses écrits ne nous le montre jamais au même point, et pour ainsi dire sur le même degré de l’échelle des opinions démocratiques. Il n’arriva à la position extrême où il est mort que par l’entraînement d’une situation plus forte que lui, et par une série de sacrifices faits à une passion dominante, et cette passion, étrangère au rôle qu’il a assumé par la suite, fut déterminée par la date même de sa naissance. Il était né en 1800; il avait quatorze ans quand la première armée étrangère franchit la frontière du territoire national: il en avait quinze quand une réaction momentanée livra le pouvoir aux derniers représentans du régime disparu en 89. Son âme, en s’ouvrant à la vie, fut imprégnée de ce qu’on pourrait appeler les passions de 1815, et ce fut cette première et poignante impression qui décida de toute sa destinée.

Tous tant que nous sommes, qui, sans être encore bien âgés, avons passé par deux ou trois révolutions, nous avons assisté à bien des scènes violentes, nous croyons avoir éprouvé bien des sentimens passionnés, nous nous sommes figuré souvent que nous nous haïssions cordialement les uns les autres. Eh bien! ma conviction très profonde, qui résulte de la simple lecture du Moniteur, c’est que qui n’a pas vécu en 1815 ne sait pas ce que c’est que la pas-