ce qu’on pense et ce qu’on a vu. C’est ainsi qu’en jugeaient leurs pères, qui nous ont laissé tant d’œuvres originales, vivantes et gracieuses, pour lesquelles ils affrontaient les convenances mondaines, le déplaisir de la cour, les grimaces des jansénistes, les commérages venimeux du jésuitisme et les épigrammes populaires. Il est vraiment curieux que nos modernes mondains n’osent plus faire, dans une société démocratique et libre à l’excès, ce que leurs pères faisaient dans une société monarchique et pleine d’entraves.
L’Angleterre a toujours été représentée comme le pays où les convenances sociales pesaient avec le plus de tyrannie sur l’individu, et cependant c’est le seul pays où les hommes de toute condition n’aient jamais eu peur d’être eux-mêmes et de dire la vérité sur le monde auquel ils appartenaient. Dans ce pays où l’opinion règne en souveraine, chacun se moque cependant du qu’en dira-t-on ? Le roman de Guy Livingstone est une preuve du peu de souci que prennent les Anglais des bienséances hypocrites et des platitudes polies. L’auteur ose tout voir, tout dire, tout penser. Il nous montre le monde dans lequel il nous introduit sans réserve diplomatique et sans réticences hypocrites. Il est resté fidèle à la réalité jusqu’à la fin de son récit avec une véracité impitoyable. Il a osé, lui homme du monde et peintre d’un monde très élevé, nous faire entrevoir cette vérité devant laquelle un La Rochefoucauld ou un Paul de Gondi n’eût pas reculé jadis, mais devant laquelle reculerait à coup sûr un mondain de nos jours : c’est que la civilisation n’est qu’un manteau, et que les mêmes passions qui agitent le cœur des derniers sauvages de la plèbe rugissent avec la même force dans le cœur des hommes les plus cultivés. A côté de ses héros marchent la violence toujours prête à secouer ses torches et le crime qui guette l’occasion propice. Les vices scandaleux emplissent leurs demeures du bruit de leurs orgies, et les vices bas et infimes eux-mêmes montent des écuries et des cuisines pour s’installer dans leurs boudoirs et leurs salons. Leurs haines ont l’énergie des haines des fous, leurs colères la brutalité des colères plébéiennes, leurs jalousies la ruse féroce des jalousies de courtisanes. Si vous n’apercevez pas par les yeux du corps le classique poignard, le romantique poison, l’oreiller d’Othello, c’est que les bienséances mondaines ne le permettent pas, mais vous pouvez les apercevoir par les yeux de l’esprit. Quand on a achevé cette lecture navrante, on arrive à se dire qu’en définitive le seul progrès dont nous puissions nous vanter, c’est l’hypocrisie, et que le seul avantage que nous ayons sur nos ancêtres est celui de la modération, non dans la passion, mais dans l’expression qu’elle revêt. Nos mœurs ne sont pas plus douces que celles de nos barbares ancêtres, mais elles sont plus contenues. Nous considérons le