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sant passer son fouet dans la main gauche, appuyée sur le genou. il a été enlevé par la Miséricorde[1].

— Ah ! Dio santo ! il lui est arrivé un accident ?

No, signore, il est malade.

— De quelle maladie ?

Chi la sa ?

— Et qui le saura, birbante, si ce n’est son camarade ?

— Vrai, mossu, je l’ignore. Je sais seulement qu’il est à moitié mort.

— Conduisez-moi vite à Santa-Maria-Nuova, répondis-je en ouvrant moi-même la portière et en sautant dans la voiture.

Un cri, un coup de fouet, et nous voilà lancés au galop au milieu de la via Caciajo’ i, une rue aussi animée que la rue Vivienne. Par miracle, nous n’écrasons personne. Je passe, sans même les regarder, au pied du joli campanile de Giotto et à l’ombre de la haute coupole de Brunelleschi. En quelques secondes, entre les deux rangées de palais de la via Pucci, nous arrivons à l’hôpital. Il est fermé. L’heure des visites aux malades est passée. Je ne pourrai voir Pepe que le lendemain matin.

Le soir, j’allai faire une visite à la marquise Capranica, dans la société de laquelle j’avais eu l’honneur d’être admis à mon premier voyage. Tout y était bien changé, à commencer par la maîtresse de maison, que j’avais laissée dans tout l’éclat d’une beauté incontestée, quoique déjà à son couchant, et que je retrouvais presque vieille femme, mais toujours spirituelle, aimable et hospitalière. Pour une raison quelconque, elle n’était pas encore partie pour la campagne. Quelques retardataires comme elle étaient réunis dans son salon. Parmi eux ne se trouvait presque aucune de mes an-

  1. La Miséricorde est une confrérie de pénitens qui prend soin des malades et des blessés à Florence. Qu’un accident arrive ou que survienne une maladie, on sonne la cloche de la Miséricorde, et les confrères viennent enlever le blessé ou le malade. Beaucoup de membres de la confrérie appartiennent aux meilleures familles de Florence. Tous portent des guêtres, une tunique et une pèlerine noires, avec un capuchon de même couleur rabattu sur le visage et servant de masque. Ce costume, qui prête à rire aux esprits légers, a été un moyen très respectable d’établir entre confrères et vis-à-vis du public, à une époque d’inégalité sociale, cette égalité qui nous est si chère et qu’on trouve au fond des plus anciennes institutions chrétiennes. D’autres pénitens, vêtus de blanc, portent les morts au cimetière. À Florence comme à Rome, on enterre à la tombée de la nuit. Le cercueil est précédé par un prêtre. Quatre pénitens portent le corps ; d’autres marchent à côté, des torches en main et psalmodiant les répons. Ni parens, ni amis. Rien de sinistre comme la rencontre d’un de ces funèbres cortèges dans l’une des rues sombres et étroites du vieux Florence. Les costumes, la lumière rouge des torches, le son lugubre des voix récitant les prières des morts, la marche rapide du prêtre, et des pénitens, tout est étrange, saisissant, presque fantastique. On pense involontairement à la peste décrite par Boccace et aux sépultures hâtives et mystérieuses des temps de grande épidémie.