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lui. Il trouvait de bons argumens, mais pas un trait pathétique. Toutes les notes sensibles de son rôle manquaient à sa voix. Il était d’ailleurs, j’en suis convaincu, généreux et désintéressé: il donnait volontiers, et ne cherchait pas à gagner; mais il lui arrivait pourtant (comme c’est le fait de beaucoup d’âmes romanesques), en méprisant l’argent, d’aimer sans le savoir tout ce que l’argent procure. Il aimait l’élégance et le raffinement en toutes choses, en fait de meubles, de vêtemens, de repas même, et tout ce luxe de bon goût, joint à une grande réserve de manières, répandait sur sa personne un parfum aristocratique qui tenait à distance ceux qu’attiraient ses opinions.

Le résultat de cette incompatibilité d’humeur entre lui et les masses populaires était naturel, bien que singulier. Constamment chargé de les défendre, il n’acquit jamais assez d’ascendant pour leur commander. Quand on n’a pas les passions d’un parti, on peut être son avocat, on n’est pas réellement son chef. Carrel paraissait aux républicains excellent pour plaider la cause de la république devant un jury bourgeois ou devant la chambre des pairs. On lui payait ses honoraires en considération et en renommée; mais le procès fini, et le plus souvent gagné, le client disposait de sa propriété sans consulter son défenseur. A toute minute, des résolutions prises sans son aveu, des incartades inattendues, une levée de boucliers dans la rue, une manifestation de principes trop compromettante dans la presse, venaient jeter le désordre dans les manœuvres les plus savantes de sa tactique. Carrel protestait, se fâchait, se désolait, maudissait les enfans perdus qui compromettaient tout par d’imprudentes sorties, puis le lendemain se mettait à l’œuvre avec une patience infatigable pour réparer les brèches du camp. Tout ce manège, tout ce ménage intérieur d’un parti indocile, dans lequel se consumait le repos de ses nuits et se dépensaient les plus riches facultés de son talent, n’a point attendu, pour paraître au jour, la confession sincère de M. Littré. Du vivant même de Carrel, une descente faite par la police dans les papiers du National amena la publication d’une lettre intime, dans laquelle, poussé à bout par d’injustes attaques, Carrel traitait cavalièrement d’imbéciles et de furieux les héros mêmes d’un grand procès pour lesquels il s’escrimait dans ses colonnes. Le public, introduit ainsi dans les coulisses, se divertit beaucoup d’une petite pièce qui servait d’intermède à un grand drame. Hélas! il avait tort de rire. Le spectacle d’un grand esprit se débattant contre de mesquines passions, sur un terrain qui lui manque sous les pieds, est fait pour affliger plutôt que pour divertir. Et c’était d’ailleurs un fâcheux signe des temps de voir que dans aucun parti aucun service ne trouvait grâce devant l’implacable ostracisme de l’envie, et que nul